Article paru dans Transrural Initiatives n°498, juillet-août 2023

Militant·e

Parfois revendiqué, souvent décrié, le qualificatif de militant·e est loin de faire consensus, y compris dans les milieux que l’on pourrait aisément qualifier de… militants ! Il semblerait à ce titre que l’idéologie néo-libérale de l’individu égoïste, entrepreneur de sa propre vie, ait bel et bien pénétré tous les cercles pour dévaloriser cette forme d’engagement collectif qui consiste à se battre pour, ou à défendre une cause d’intérêt général. Le rapprochement fréquent qui est fait avec son origine latine, militia, qui désigne le service militaire, contribue aussi, très probablement, à ce malaise. Le militant serait ainsi le soldat de cette cause à défendre et véhiculerait l’imaginaire d’un engagement sacrificiel et discipliné. À ces dépréciations de l’engagement militant par une analogie un peu simpliste avec l’enrégimentement militaire ou par la promotion de l’individu néo-libéral, s’ajoutent des expériences concrètes où le militantisme prend effectivement des allures non désirables.

Dans leur livre « De l’engagement dans une époque obscure »1, Angélique Del Rey et Miguel Benasayag décrivent la figure du militant triste, ce militant qui lutte en croyant fermement à la venue d’une société qui serait en tout point différente de celle dans laquelle il vit. Cette engagement-croyance, proche du militantisme religieux, a pour effet de produire un agir militant qui cherche à faire adhérer, à convaincre voire à embrigader celles et ceux qui ne croient pas encore à cet avenir promis comme radieux. Promettre un monde meilleur sans chercher à se transformer ou à transformer le monde dans lequel on évolue, militer pour le dépassement du capitalisme mais laisser celui-ci nous envahir en tout point de nos existences, sont autant de contradictions qui ternissent effectivement la figure du militant.

Face à cela s’est imposée une autre conception de l’engagement qui donne au qualificatif de « militant » de nouvelles couleurs, c’est le militantisme existentiel décrit notamment par Christian Arnsperger dans son livre « L’existence écologique »2. Il ne s’agit plus seulement de défendre une cause, d’appeler à l’adhésion pour un avenir meilleur, de dénoncer les injustices de ce monde en promettant que le monde de demain en sera débarrassée, il s’agit aussi et tout autant de vivre des expériences d’engagement dans ce monde, pour le transformer. L’acte de militer devient en soi l’objet d’une préoccupation politique, avec le souci que ce militantisme soit à la fois émancipateur pour celles et ceux qui s’engagent et transformateur de nos conditions d’existence. Être militant, en ce sens, c’est donc aussi agir, créer, expérimenter, cheminer, et plus seulement dénoncer, lutter ou promettre. Dans cette visée existentielle, le militantisme a la prétention de devenir joyeux et enrichissant malgré le caractère lourd et parfois anxiogène des défis auquel il doit faire face.

Mais ne contrastons pas trop exagérément ces deux figures du militant car au fond l’enjeu qui les traverse est le même. Il s’agit de se donner les moyens de résister à la destruction du monde et cela passe tout autant par la protestation et la production de récits qui dessinent d’autres horizons que par la création de brèches et d’expériences dans ce monde qui nous permettent d’espérer que ces autres horizons ne sont pas qu’illusions, voire même qu’ils peuvent être désirables … Se ré-approprier ainsi le qualificatif de militant, conjuguer au pluriel le verbe militer, n’est donc pas seulement possible, c’est nécessaire.

Léo Coutellec (paysan, enseignant, chercheur)

  1. Angélique Del Rey et Miguel Benasayag. « De l’engagement dans une époque obscure », Le passager clandestin, 2011.

  2. Christian Arnsperger, L’existence écologique. Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance, Seuil, 2023