Genèse et obsolescence des circuits automobiles

À propos d’un projet d’extension à Prenois (21)

 

Le circuit automobile de Prenois, situé à une dizaine de km au nord-ouest de la ville de Dijon, entre le plateau et la vallée de l’Ouche, s’apprête à faire peau neuve et à s’agrandir. Divers projets seraient en cours pour relancer ce circuit et en faire une vitrine touristique régionale avec complexe hôtelier, parking géant, nouvelle piste d’essai, etc… Les passionnés de bolides et les notables régionaux s’enthousiasment déjà pour ce beau projet qui leur permettra d’admirer des voitures de sport en stimulant un tourisme de luxe. Pour cela ils sont prêts à déforester et bétonner, en accélérant encore la course à l’abîme qui nous guette. À l’heure de l’effondrement écologique, du réchauffement climatique global, et de la nécessité de plus en plus reconnue de sortir de la civilisation du tout automobile, quel est le sens d’un tel projet déjà anachronique et obsolète ? Que nous dit-il des contradictions incessantes des politiques publiques en matière d’aménagement et d’écologie ? Ou plutôt, que nous dit-il des faux-semblants de l’action publique vis à vis de l’environnement qui, contrairement aux discours, n’est jamais une priorité, et s’efface devant la promotion d’un ordre brutal, alliant la prédation et la course aux infrastructures ? Pourquoi est-il urgent de s’y opposer avec fermeté, ici comme ailleurs ?

 

Promesses et communications

Le circuit de Dijon-Prenois est une entreprise privée, composée d’une dizaine de permanents (davantage en haute saison) et présidée par Yannick Morizot, un entrepreneur qui a prospéré dans la restauration rapide avant de se consacrer à sa passion pour la course automobile. Depuis le rachat en 2003, la nouvelle équipe dirigeante s’est lancée dans de nombreux investissements. L’objectif est notamment de développer une zone d’activité et des infrastructures sur une surface de trente hectares autour du circuit actuel, sur des terrains composés de bois communaux. L’entreprise fait beaucoup de bruit pour faire de ce circuit automobile et de son extension un projet incontournable, soutenu par les pouvoirs publics et la population. Le président du circuit réunit ainsi la presse, organise des visites et des événements, communique abondamment sur les investissements réalisés censés améliorer le confort et la sécurité.

Une véritable propagande se déploie pour susciter l’adhésion et éviter les protestations. Elle insiste sur le fait que l’entreprise ne toucherait aucune subvention publique, à la différence de la plupart des circuits qui ont le statut de sociétés d’économie mixte tributaires des fonds publics. L’entreprise serait également particulièrement soucieuse d’environnement et réaliserait des actions caritatives pour les enfants malades. Elle serait, selon ses promoteurs, une grande œuvre philanthropique, allant dans le sens de l’intérêt public et du bien commun, elle entend aussi devenir un pôle de développement majeur qui « contribue à la renommée du grand Dijon et de la Côte-d’Or ». En 2011, l’entreprise propriétaire édite d’ailleurs, en partenariat avec le journal Le Bien Public, un ouvrage à la gloire du lieu : « Circuit Dijon-Prenois : 40 ans de passion ». L’auteur n’hésite pas à écrire que « c’est un circuit qui allie sécurité et écologie. Dijon-Prenois est en phase avec son temps ». Le circuit serait ainsi écologique car il éviterait les déplacements en voiture en accueillant un vaste complexe hôtelier sur place. De son côté, Dijon métropole ose affirmer dans le numéro du printemps 2018 de son magazine promotionnel que  « la dernière tranche [de travaux], en cours, porte sur la réduction de l’impact environnemental du circuit ». On croit rêver mais le verdissement généralisé est à l’œuvre, y compris dans les sports et l’industrie automobile pourtant à l’origine de pollutions et de nuisances massives.

La communication de l’entreprise joue aussi sur la nostalgie et souhaite réactiver la grandeur passée du site. Son slogan est d’ailleurs – en bon anglais pour faire plus moderne – « Where the Future meets the past » (Là où le futur rencontre le passé), soulignant la réconciliation de la modernité et de la tradition, rappelant l’histoire et la nostalgie pour le passé afin de mieux construire un futur automobile.

Rendez-vous compte en effet : de 1974 à 1984 le circuit de Prenois a accueilli le grand prix de Formule 1 de France et c’est là qu’en juillet 1979 Jean-Pierre Jabouille a remporté la course au volant d’une Renault Turbo, la première du constructeur français en Formule 1. Une véritable mythologie automobile s’est construite ici, avec ses héros, ses exploits, sans cesse célébrés par la presse et les industriels du secteur. Alain Prost lui-même n’a-t-il pas remporté sa première victoire en Grand Prix en 1981, « sur ce tracé situé dans la verte campagne de Côte-d’Or, à dix minutes de Dijon » écrivait la presse. Nous sommes alors à l’apogée de l’euphorie automobile même si les chocs pétroliers et la pollution générale des grandes villes commencent à préoccuper l’opinion.

Par la suite, dans les années 1980, le circuit de Prenois entre pourtant quelque peu en sommeil et semble en passe d’être abandonné alors qu’est ouvert le circuit de Magny-Cours près de Nevers, sous l’impulsion de François Mitterrand et avec le soutien du Conseil général de la Nièvre qui le rachète, car les circuits automobiles sont des lieux éminemment politiques. Cet abandon n’a jamais été vraiment accepté en Côte-d’Or, et nombreux sont ceux qui rêvent de relancer le circuit et de faire de Dijon une métropole de la voiture et de son monde. Depuis le début du XXIème siècle, divers investisseurs et passionnés cherchent ainsi à relancer et moderniser l’ancien circuit. Au début des années 1990, c’est d’abord l’œuvre d’un pôle industriel régional d’investisseurs, dirigé par Christophe Chambelland, le fils du fondateur du circuit à la fin des années 1960. Mais il échoue. En 2001, c’est l’ancien pilote Dany Snobeck qui reprend le projet, avant de laisser la main à Yannick Morizot, le propriétaire actuel, devenu depuis 15 ans une sorte de figure providentielle, capable de ressusciter la belle endormie pour le plus grand bonheur de tous. La piste est désormais louée environ 250 jours par an, essentiellement à des publics d’origine Suisse, d’Allemagne ou d’Italie et disposant de revenus importants.

Face à cette rhétorique et à ces nombreuses promesses, une enquête plus précise s’impose pour démystifier cette opération de communication et montrer de quoi le projet d’extension du circuit de Prenois est vraiment le nom.

 

Autodrome et propagande : comment imposer l’automobile

Mais qu’est-ce qu’un circuit automobile ? Et à quoi sert-il ? Il s’agit d’une installation sportive, permanente ou provisoire, comprenant une piste bitumée et utilisée pour des courses motorisées de vitesse ou d’endurance, ou à divers autres événements pour rentabiliser les investissements élevés. Comme celui de Prenois, il s’agit en général d’installations importantes avec parkings, billetteries, tribunes, restaurants, sanitaires, box pour les véhicules, voire hôtel-restaurant et boutiques. Apparu au début du XXe siècle, il en existe désormais des milliers de toutes les tailles. Ils ont accompagné l’expansion de l’automobile, et leur fonction a été de créer des lieux d’acculturation à un loisir bourgeois qui, dans un premier temps, ne passionnait guère les foules.

L’adoption de la voiture fut en effet le résultat d’un intense travail de propagande et de persuasion il y a un siècle. La publicité et le marketing, qui naissent en même temps que l’automobile, surent associer l’utilisation du produit à la promotion d’un genre de vie sportif et aventureux. L’Automobile Club de France (fondé en 1895, le 1er au monde) et les constructeurs développent très rapidement des discours efficaces avec publication de catalogues et d’affiches. La promotion repose aussi sur une proximité coupable de la presse et des constructeurs autour des grands raids qui permettent aussi de valoriser la toute-puissance de l’Occident et les conquêtes coloniales (les croisières noires et jaunes dès 1922 avec Citroën). L’Auto, journal quotidien créé en 1900, tirait à 125 000 exemplaires dès 1913. La voiture s’est imposée aussi grâce à l’organisation de formes nouvelles de sociabilité et de loisir comme les courses et les meetings qui deviennent des événements médiatiques considérables et des occasions de rassurer l’opinion sur la sécurité du nouveau moyen de transport. Dès 1898, le Jardin des Tuileries accueille la première exposition internationale d’automobiles à laquelle participent les grandes marques de l’époque. La nouvelle locomotion mécanique est alors présentée par ses promoteurs comme une révolution portée par de nombreuses promesses. Tel n’est pas l’avis de la majorité de la population qui, alors, proteste contre ce nouveau mode de locomotion et de récréation sportive, pour son bruit, ses fumées, ses dangers.

Dans la région dijonnaise, un automobile-club bourguignon voit le jour et organise dès 1902 un Congrès où sont discutés les moyens de lever les freins à l’expansion de l’automobile. Parmi les nombreuses propositions on trouve par exemple la demande de suppression des limitations de vitesses à la campagne, ou l’interdiction absolue du pacage des animaux sur les bas-côté des routes, pratique ancienne et nécessaire aux plus pauvres, mais jugée dangereuse pour les propriétaires d’automobiles. Ce congrès à la gloire de l’auto se termine par un vaste banquet offert par la municipalité, les « pauvres n’ont pas été oubliés » puisqu’une « bataille de fleur automobile » est organisée pour eux (La locomotion automobile, n°24, 12 juin 1902). Certains constructeurs locaux comme les entreprises Cottereau et Terrot, d’abord spécialisées dans les cycles, s’essaient également à la fabrication des premières automobiles, scellant peu à peu de puissants liens entre élites économiques et politiques locales. L’entreprise Cottereau construit ainsi de vastes usines dans le quartier des Lentillères (entre la rue d’Auxonne et la rue de Longvic, tout près de la prison). La région dijonnaise accueille aussi l’une des premières courses automobiles régulièrement organisées en province, c’est la course dite de Val-Suzon, créée par l’Automobile Club Bourguignon sur une route reliant Dijon à Châtillon-sur-Seine, en passant par Darois, c’est-à-dire tout près du village actuel de Prenois où est implanté le circuit.

Usine de construction automobile des Lentillières à Dijon (vers 1900)

Les premières automobiles rencontrent pourtant de nombreuses oppositions, largement justifiés par les excès des premiers automobilistes et de leurs bolides. Les plaintes sont nombreuses et diverses, en particulier à la campagne. Il y a d’abord une foule de nostalgiques, d’écrivains qui prennent la plume pour dire leur dégoût de la société qui se dessine. La détestation que Léon Bloy avait des automobiles est l’une des plus connues ; dans son Journal il voyait dans les nouveaux engins une « espèce de délire homicide et démoniaque ». Il dénonce « l’écrasement, l’assassinat pur et simple » qui ont lieu lors des courses organisées par la presse et les fabricants : « Se représente-t-on l’horreur de ces deux ou trois cents voitures hideuses lancées comme des boulets et triturant, chacune à son tour, d’un bout de l’horizon à l’autre, les mêmes lambeaux sanglants ! Il y a des consolations. Une de ces voitures a pris feu et le chauffeur a été heureusement carbonisé ». Et il conclut : « Cette chose moderne [l’automobile] parait démoniaque, de plus en plus ». La principale critique portait sur la vitesse excessive et les dangers de la conduite qu’illustrent très tôt les accidents et les nombreux morts. Les publications humoristiques font souvent référence au thème de l’ « automobiliste-écraseur ». Objet de distinction et de luxe, les voitures servent d’abord à la promenade des riches autour de leurs propriétés. C’est pourquoi dans un premier temps le journal socialiste L’Humanité n’hésite pas à affirmer que la lutte contre l’automobilisme est devenue une « forme nouvelle de la lutte des classes » (L’Humanité, 27 novembre 1907). Les véhicules dotés du moteur à explosion et utilisant le carburant pétrolier effraient les humains comme les animaux. À la campagne, certains n’hésitent pas à lancer des pierres ou du fumier sur celles qui croisent leur chemin. Les premiers arrêtés limitant la circulation automobile apparaissent d’ailleurs très tôt et le juriste Ambroise Collin fonde même en 1908 une « Ligue contre les excès de l’automobile ». Il adresse à chaque constructeur une lettre dans laquelle il leur demande de renoncer à cette nouvelle industrie, évidemment sans succès !

La situation se modifie avec la Grande Guerre qui accélère l’emprise de la voiture et la motorisation des sociétés, tout en faisant taire les doutes. La production des véhicules motorisés s’accroît : alors qu’en 1907, la France et les Etats-Unis produisaient environ 25 000 voitures, contre 2 500 en Grande-Bretagne, le travail à la chaîne expérimenté outre-Atlantique accroît rapidement la production. Dès 1914, 485 000 voitures, dont 250 000 Ford T, sont produites aux États-Unis et 45 000 en France. En 1913, à Paris, les derniers omnibus et tramway hippomobiles cessent de fonctionner ; il y a 20 000 automobiles en région parisienne en 1919 et 300 000 dès 1930. Mais les situations sont très variables selon les pays et les régions, en 1926 il y a déjà 164 automobiles pour 1000 habitants aux Etats-Unis contre 15/1000 en Grande-Bretagne, 13 en France et 3 en Allemagne. L’essor est ensuite rapide, très largement soutenu par les régimes politiques autoritaires, alors que la voiture modifie peu à peu le rapport au monde, aux autres, au temps et à l’espace. À partir des années 1920, les tramways, pourtant bien implantés dans les villes sont peu à peu délaissés sous l’action d’entreprises comme General Motors, Firestone ou la Standard Oil de Californie qui engagent d’importants moyens pour convaincre les autorités et l’opinion de choisir la solution la plus polluante, la plus inefficace et la plus coûteuse en matière de transport urbain. Plus généralement, toute une nouvelle discipline et une intériorisation des normes se met en place : le journaliste spécialiste de l’automobile Baudry de Saunier l’explique clairement dans les années 1920 : « Il est indispensable que le piéton connaisse désormais une discipline. Ainsi le flâneur d’autrefois va faire son apprentissage de piéton conscient en une capitale moderne ! ».

La multiplication des circuits accompagne ce processus, en écartant les bolides de l’espace public, en créant des jeux du cirque présentés comme modernes et sécurisés pour satisfaire le désir de frisson spectaculaire. Face aux plaintes et aux doutes, les circuits doivent réconcilier la population avec l’auto et faire taire les sceptiques. Les réactions « autophobes » des populations paysannes sont en effet de plus en plus considérées comme intolérables, comme un comportement irrationnel à contre-sens de l’histoire, alors que l’automobile apparaît comme une manifestation de progrès, et que les infrastructures pour adapter les routes et la ville à l’auto se mettent en place. Au début des années 1920, la presse populaire et les constructeurs français dénoncent sans cesse le retard de leur pays en termes d’équipement et de circuits alors qu’il existe déjà de nombreux « autodromes » – nom alors donné aux circuits automobiles – aux États-Unis et en Angleterre. Le Journal du 21 août 1921 par exemple, grand quotidien populaire de l’époque, consacre un article au sujet : « L’utilité de l’autodrome ne réside pas seulement dans l’avantage matériel de permettre des essais quotidiens et de grandes courses fréquentes, écrit-il. Il est aussi d’ordre moral, par l’émulation qu’il suscitera parmi les constructeurs, et l’intérêt de plus en plus grand que le public portera à l’automobile. Il n’en faut pas plus pour galvaniser une industrie nationale ». Soutenir la grandeur de l’industrie nationale, permettre aux passionnés de s’amuser avec leur bolide, convaincre les foules hésitantes, dès l’époque le circuit automobile est doté de multiples fonctions et devient une infrastructure clef de l’imposition de la civilisation automobile. On comprend pourquoi ce type de lieu et d’investissement demeure si difficile à contester, et si important pour les industriels et notables politiques locaux.

Par la suite, le nombre de circuits ne cesse de croître, dans l’entre-deux-guerres tous les grands pays industrialisés construisent les leurs qui deviennent des vitrines pour leur industrie. Hitler finance les constructeurs allemands pour qu’ils augmentent la puissance et la vitesse de leur véhicule et l’aspect spectaculaire des courses. Mais leur multiplication s’accélère surtout après 1945 alors que la généralisation des automobiles s’opère, et que cet objet devient le symbole des dites « Trente Glorieuses » et des bienfaits supposés de la consommation de masse, un véritable totem moderne devant lequel les foules doivent désormais communier. Dans ses Mythologies, Roland Barthes constate en effet dès les années 1950, que le culte de la voiture  est désormais « l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques ; je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique ».

 

L’invention du circuit de Prenois

C’est dans ce contexte que naît le projet de construire un circuit près de Dijon, au cœur de la Bourgogne, pour accompagner la transformation et la modernisation de la vénérable capitale provinciale. Le lac artificiel du chanoine Kir avait été inauguré en 1964, la ville s’étend et se bétonne alors rapidement, la surface urbanisée double pour répondre à la pénurie de logements : les quartiers des Grésilles, la ZUP de la Fontaine-d’Ouche sont aménagés et les municipalités satellites, comme Quetigny ou Chevigny-Saint-Sauveur, connaissent une rapide expansion. L’agglomération s’agrandit sur ses périphéries rurales qu’elle entend capter et soumettre à ses intérêts. Plusieurs courses sont d’abord organisées à la fin des années 1960 sur l’aéroport de Dijon-Longvic, en 1967 le pilote dijonnais initie un projet de « Stade Automobile » avec le soutien de Dijon et du département. En 1969, il signe avec le maire du village de Prenois un bail de 99 ans. Le nord-ouest de l’agglomération dijonnaise, composé de bois, appartenant aux périphéries peu urbanisées, à l’écart de la prestigieuse côte viticole, peut devenir un territoire colonisé et sacrifié au loisir automobile.

26 mai 1972 : Inauguration en grande pompe du « Stade Automobile » de Dijon-Prenois.

Après les autorisations et les premiers travaux de déboisement, et avec le soutien actif des élus locaux comme le maire gaulliste de Dijon Robert Poujade élu en

1971 – et un temps ministre de l’environnement – le circuit est finalement inauguré le 26 mai 1972. Long d’à peine 3 km, il est vallonné et impressionnant, et est rapidement promu comme circuit de formule 1, symbole de la grandeur automobile française. Mais le circuit est déjà anachronique à sa naissance puisque le choc pétrolier et la question écologique conduisent dès l’époque à interroger l’utilité de ce type d’investissements même si aucune réelle opposition ne semble avoir existé dans la région dijonnaise. Un projet d’extension de 5 kilomètres du circuit avait d’ailleurs été prévu, mais faute de budget il doit être abandonné et l’extension n’a pas été au-delà de 3.801 km.

1975 : Photo aérienne des travaux de l’allongement du tracé, le milieu forestier sacrifié à la passion automobile (photos publiées sur le site du circuit Dijon-Prenois).

Depuis plus de quarante ans, ce circuit se présente comme un élément capital du patrimoine Côte-d’Orien et bourguignon, un instrument de la grandeur régionale, une infrastructure stratégique. Avec la rocade routière appelée la LINO (pour Liaison Intercommunale Nord-Ouest), finalement ouverte en 2014 après des années de conflits, l’enjeu de ces équipements est de faire de Dijon et de ses alentours une place forte de l’automobile. Les zones périurbaines et les grandes surfaces s’étendent en effet, et la ville est désormais au centre d’un réseau autoroutier national qui relie les autoroutes A38 et A31. Le circuit s’inscrit dans cette dynamique plus globale tout en se présentant dans ses documents de communication comme une « entreprise citoyenne ». A l’heure où « l’automobile est parfois contesté » peut-on ainsi lire dans un dossier de presse de 2014 intitulé « Circuit Dijon-Prenois – Plus de 40 ans d’histoire et de passion », le circuit entend apporter « sa contribution pour une cohabitation pacifique entre les acteurs du monde automobile ». Il se présente aussi comme soucieux de l’environnement et de l’opinion des habitants et riverains, selon une rhétorique de l’acceptabilité et du verdissement désormais générale.

 

Méfaits, ravages et doutes

Pourtant l’automobile et ses infrastructures associées, comme le circuit de Prenois, sont d’abord des symboles de l’individualisme, des marqueurs sociaux et sexués, des gouffres de combustibles et de matières. Comme objet culte et fétiche consumériste, la voiture est à la fois un mythe et un objet très matériel, un symbole et l’élément clé d’une infrastructure qui a remodelé les modes de vie. Elle a détrôné le chemin de fer pour les mobilités rapides dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que les constructeurs deviennent des lobbies d’influence particulièrement puissants, luttant contre toute régulation environnementale et toute restriction à leur action. L’automobile devient aussi le medium par lequel l’humanité glisse vers l’acceptation chronique du risque et des pollutions. Lorsque le circuit de Prenois est inauguré en 1972, le nombre de morts du fait de la circulation automobile atteint son pic historique en France comme aux États-Unis, avec respectivement 16 000 et 54 500 décès cette année-là. Malgré l’hécatombe, l’urgence est toujours à célébrer la vitesse, la puissance, en ouvrant des circuits qui leur sont intégralement dédiés !

L’acceptation sociale de la voiture est toutefois très différenciée : tandis que les grosses cylindrées offrent à leur possesseur toujours plus de sécurité, qu’ils peuvent tourner sur des circuits sécurisés et dédiés à leur plaisir, tout en émettant davantage de substances polluantes, les flux de circulation sont quant à eux relégués aux marges populaires des agglomérations, contaminant les poumons et aggravant les embouteillages. Outre les poussières toxiques des combustibles, les voitures sont à la source de nombreux problèmes sanitaires et environnementaux désormais bien documentés et dus aux additifs chimiques dans le carburant, aux pneus et déchets innombrables produits, à la fabrication de matériaux composites et aux infrastructures qu’elles nécessitent. Au tournant des années 1970, la voiture est de plus en plus associée à une nuisance, et son omniprésence suscite des interrogations et des doutes, voire de vives critiques qui sont pourtant largement oubliés aujourd’hui.

En 1967, Bernard Charbonneau analysait ainsi avec drôlerie et tristesse l’avènement de l’Hommauto : « On croit fabriquer des automobiles, on fabrique une société », écrivait-il. Une société dans laquelle « le piéton est forcément insolite; déchaussé de ses pneus, dévêtu de ses tôles, l’homme sans auto est en quelque sorte à poil, aussi obscène qu’un limaçon sorti de sa coquille. Il est normal que la police l’inculpe d’attentat à la pudeur automobile ». Pour la première fois, des reportages télévisés émettent aussi des doutes alors que le choc pétrolier accroît fortement les prix du carburant. Le 6 octobre 1973, par exemple, à l’occasion de l’inauguration du salon de l’automobile à Paris, un reportage de quinze minutes évoque la nécessité de réduire la place de l’automobile alors qu’un ingénieur décrit déjà cet objet comme un pure « anachronisme » en ville (Consultable sur le site de l’INA : « La ville et l’automobile », 6 octobre 1973). La même année, l’agronome et candidat écologiste à la présidentielle René Dumont, publie L’utopie ou la mort, vendu à 150 000 exemplaires. Il y propose notamment une critique radicale de la société du gaspillage et de l’automobile « symbole de nos aberrations », comme des « industries mécanisées » qui ruinent les artisanats locaux et bouleversent les écosystèmes, à l’origine de pollutions et nuisances innombrables.

La critique de la civilisation automobile devient un élément central de l’écologie politique qui prend son essor dans les années 1970, et dès cette époque de nombreux auteurs instruisent le procès de ce fétiche moderne. Ivan Illich, le grand théoricien de la contre-productivité des sociétés modernes lutte ainsi contre le système automobile et tous les moyens de transports trop rapides qu’il jugeait aliénants et illusoires. Dans Energie et équité, il calcule par exemple qu’aux États-Unis, en prenant en compte le temps moyen passé à travailler pour acquérir une automobile et faire face aux frais qui lui sont associés, et pas seulement le temps passé à conduire, la vitesse réelle du bolide n’était que de 6 km/h ! C’est aussi dans ce contexte qu’André Gorz déconstruit « l’idéologie sociale de la voiture », dans un texte d’abord publié dans le journal Le Sauvage en 1973. Il y demande sans fard « pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? » La voiture a été construite par l’industrie capitaliste comme un besoin vital et essentiel, un objet incontournable et une source de profit presque infinie, engageant une course sans fin. « Puisque les bagnoles ont tué la ville, note encore Gorz, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles ». Une autre façon de dire que, à nouveau, seuls les riches peuvent fuir le monde qu’ils détruisent et chercher des havres de paix, loin de cette civilisation automobile qu’ils ont créée. L’année suivante, sort également la bande dessinée Les mange-bitume, une fable futuriste prémonitoire sur le pire des mondes possibles où la liberté de circuler à outrance et l’obligation consumériste aboutissent à un contrôle social totalitaire. Les humains mutent en conducteurs et les dirigeants conçoivent une société où l’embouteillage devient un art de vivre. Cette année-là, 39 millions de véhicules sont produits dans le monde (contre 4 millions en 1946).

Contrairement à ce que l’émergence de ces constat et critiques nombreux pouvait laisser penser, et malgré les chocs pétroliers et la répétition des crises énergétiques, la fascination et l’expansion de l’automobile ne se sont pas arrêtées. Sous le poids des lobbys et des liens étroits entre constructeurs et pouvoir, particulièrement forts en France, le gouvernement a ainsi choisi dans les années 1980 de soutenir la motorisation diesel pourtant plus polluante, mais censée moins consommer. Loin de reculer, la voiture a connu alors une nouvelle relance encouragée par la publicité et de nombreuses mesures fiscales favorables, prises au nom de l’emploi.

Ainsi, depuis les années 1970, loin de reculer la motorisation des ménages et l’empreinte écologique globale des automobiles n’a cessé de s’étendre. La production mondiale a dépassé les 50 millions de véhicule à la fin du siècle. En France, le nombre de voitures est passé de 24 millions en 1985 à 38 millions en 2015. Aujourd’hui, près de 100 millions de véhicules sont produits chaque année, principalement en Chine, aux États-Unis, au Japon et en Allemagne. Le milliard d’automobiles en circulation dans le monde est dépassé depuis 2010, et il pourrait atteindre 1,7 milliard vers 2035 ! Cet horizon est littéralement effrayant et impose de repenser en profondeur la place des voitures dans nos vies, nos imaginaires et nos paysages. C’est pourtant dans ce contexte que des élus irresponsables, des entrepreneurs aveugles aux conséquences de leurs actions, des passionnés de bolides aveuglés, choisissent de relancer les courses automobiles et la fascination pour la voiture à Dijon !

 

Zones à défendre et petits projets inutiles

Qu’est-ce qu’un circuit automobile aujourd’hui, sinon la butte-témoin obsolète d’un monde en cours d’effondrement, le symbole des absurdités d’un vingtième siècle fasciné par l’automobile et dont il est urgent de sortir ? Le circuit de Prenois est obsolète dans le sens étymologique du mot latin obsoletus qui veut dire passé de mode et d’usage, tombé en désuétude. En économie ce mot renvoie à un équipement en état de fonctionnement mais dépassé par les évolutions techniques et les imaginaires. Alors que les propriétaires du lieu annoncent vouloir investir pour moderniser et adapter le circuit aux enjeux écologiques actuels, il convient d’insister au contraire sur son obsolescence et sur la nécessité d’interroger ce type d’infrastructure, ses significations, et leur rôle dans la fameuse transition écologique que tout le monde appelle pourtant de ses vœux. Ce type d’infrastructure ne peut qu’être une pièce de plus dans la motorisation du monde, malheureusement toujours plus forte. Comment imaginer une société qui respecte l’environnement en promouvant une nouvelle infrastructure qui substitue le béton à la végétation, qui stimule l’industrie automobile, qui véhicule un imaginaire de vitesse et de destruction, qui, enfin, pollue énormément : rappelons qu’un voiture de Formule 1 consomme entre 75 et 100 litres aux cents km ! A l’heure où des millions de personnes meurent par an pour cause de pollution atmosphérique (chiffres récurrents de l’OMS), il est tout à fait contradictoire et dangereux d’associer le mot « écologie » ou « respect de l’environnement » aux circuits automobiles.

Pour réaliser leur rêve de cité touristique dédiée au culte de l’automobile, les propriétaires et leurs soutiens n’hésitent pas à proposer la déforestation de plusieurs dizaines d’hectares de forêts et de végétation. Comme d’autres projets anachronique, comme des contournements autoroutiers ou des aéroports, ce projet de circuit automobile doit légitiment susciter la désapprobation et le refus de tous ceux qui sont engagés dans l’avènement d’un monde plus juste et écologique. On nous répondra qu’il s’agit d’une propriété privée et que nous n’avons rien à dire. Nous objecterons que comme riverains nous sommes victimes des nuisances, et comme citoyen nous avons légitimement le droit de contester un projet que nous jugeons contraire au bien commun et à l’avenir que nous désirons.

Certes, ce modeste circuit et ses extensions peuvent paraître bien anodins par rapport aux projets pharaoniques qui poussent ici où là, pensons au Grand contournement ouest de Strasbourg ou à l’absurde projet Europacity prévu aux portes de Paris, qui va aboutir à détruire des centaines d’hectares de terres fertiles pour édifier un centre commercial géant et un parc de loisirs. Au-delà de ces exemples emblématiques, ce sont tous les projets qui accélèrent la course à l’abîme qui doivent être contestés et freinés, à l’image du projet avorté de grand aéroport à Notre Dame des Landes. Il est indispensable, si l’on veut maintenir un minimum de décence et de démocratie dans un monde de plus en plus marqué par l’aveuglement suicidaire, de s’opposer partout où nous vivons, dans les lieux que nous habitons au quotidien, à la démesure et aux projets hors-sol des modernisateurs aveuglés par leurs idéologies et leurs plaisirs à courte vue.

Photo aérienne publicitaire du circuit.

En 2014, dans le sud-ouest, des associations écologiques avaient déposé une plainte contre la réalisation en toute illégalité, selon elles, de travaux de terrassement visant à aménager un circuit automobile dans la vallée de l’Aussoue, sur des terrains de 40 hectares dédiés à l’agriculture et à proximité immédiate d’un site inscrit en zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Forêt et Lac de Fabas). Plus récemment une association locale s’est constituée pour s’opposer à un projet de circuit automobile près d’Albi. Les populations de Côte-d’Or et de Bourgogne seront-elles les seules à accepter sans sourciller ce type de d’aménagement ?

Au lieu de ce projet absurde qui prolonge les aberrations et les choix destructeurs du passé et empêche de construire d’autres futurs désirables, nous avons besoins de mettre en avant d’autres héros et d’autres imaginaires, fondé notamment sur des mobilités douces. Au lieu de fermer les petites lignes régionales de train et réduire les fréquences horaires, il faut les développer, encourager les transports collectifs, la marche et le vélo. Il faut rappeler qu’à son apogée au milieu du XXe siècle le réseau ferré français couvrait 40 000 km, il n’en couvre plus que 30 000 aujourd’hui, et depuis l’ouverture des lignes à très grandes vitesses en 1981 le train est entré en déficit et la dynamique du service public a été remplacé par des logiques de rentabilité à courte vue. Une véritable politique de développement local serait fondée non plus sur l’annexion des zones rurales par les métropoles conquérantes, mais sur l’aide à l’installation de paysans, sur l’autonomie et la reconquête du foncier pour des activités agricoles utiles ou des loisirs non destructeurs. Partout il faut protéger des zones naturelles sensibles, la faune et la flore, nous demandons ainsi que soient réalisés de vrais diagnostics sur la biodiversité locale, alors que ce territoire situé à proximité de Dijon mériterait d’être préservé.

Pour se défaire réellement de l’automobile, c’est toute notre société, ses imaginaires et ses modes d’organisation, modelés depuis un siècle par les rêves de mobilité et de toute puissance, qu’il faudra bien déconstruire. Ainsi, chacun sait que le rêve de la voiture électrique n’est qu’une illusion chargée de maintenir vivante le plus longtemps possible la civilisation automobile. La foi automobile a été une des aliénations du XXe siècle, elle a tué et tue encore, et pour ceux qui en réchappent, elle crée une dépendance insupportable – dépendance encore mise en valeur par le récent mouvement des gilets jaunes. La voiture ne disparaitra évidemment pas subitement et beaucoup d’entre nous en auront encore besoin pour se déplacer, en particulier dans des régions très rurales comme la Bourgogne et la Franche Comté. En revanche, il faut entamer dès maintenant la réduction des usages lorsqu’ils ne sont pas nécessaires, cesser d’encourager les grosses cylindrés qui consomment et polluent le plus, arrêter de considérer la voiture comme un plaisir excitant et une source de rêve, et mettre cet objet à sa juste place en imaginant des véhicules plus simples et moins consommateurs, sans doute moins rapides et moins lourds. Pour cela il faut commencer par fermer les circuits automobiles qui entretiennent et maintiennent vivants les illusions du passé. On nous traitera sans doute de pisse-froid, d’empêcheurs de s’amuser en rond, nous répondrons que nous contestons ce loisir consistant à faire payer les pauvres pour qu’ils aient le droit d’aller admirer les bolides des riches. Au lieu d’agrandir et de développer ce circuit, mieux vaudrait le fermer, le recycler en musée de nos folies automobiles passées, en lieu de repos pour les urbains stressés et épuisés, en piste cyclable protégée des dangers de la circulation où les enfants pourraient apprendre sans risque le vélo ? Notre région n’en sortirait-elle pas grandie ? Au-delà des beaux discours et des affichages publicitaires, elle serait enfin placée à l’avant-garde de la fameuse transition écologique tellement célébrée par ailleurs.

François Jarrige