Si la voie agriculturelle, fondée sur une agriculture écologique, paysanne et citoyenne s’étend à travers d’innombrables initiatives aujourd’hui, elle est sans cesse contrebalancée et contrecarrée par la relance permanente des grands projets de modernisation agricole rêvant de biotechnologie, de tracteurs High Tech, d’économie d’échelle et de compétitivité. Ce conflit s’observe partout et ne cesse de nous bloquer, dans les médias qui célèbrent le producteur bio tout en vantant les derniers gadgets du salon de l’agriculture, comme dans nos activités les plus ordinaires. Construire une autre culture de l’agriculture implique de se réapproprier la connaissance du monde et la maîtrise de nos milieux de vie, de sortir des injonctions contradictoires qui sclérosent en permanence nos vies. Comment changer nos imaginaires pour rendre possible un changement de notre emprise matérielle sur le monde ? Vaste question, qu’un petit détour par nos jardins peut peut-être aider à éclairer.

Existe-t-il une chose plus étrange et plus symptomatique de nos contradictions actuelles que ces pelouses de gazon bien vertes et bien taillées qui prolifèrent chaque printemps, d’où les pissenlits et autres herbes considérées comme mauvaises sont éliminées ? Techniquement, une pelouse désigne une surface d’herbes de faible hauteur, il en existe toutes sortes : elles peuvent être sèches dans les zones calcaires, dunaires près de la mer, d’altitude en montagne. Elles dépendent des climats, des types de sols, du pastoralisme et des activités agricoles, et elles accueillent une riche biodiversité. Mais depuis un siècle, ces pelouses reculent massivement sous l’effet de l’urbanisation, de l’agriculture intensive, du surpâturage ou, à l’inverse, des déprises agricoles. Il est en revanche un autre type de pelouse qui ne connaît pas la crise et ne cesse de s’étendre : les pelouses plantées des jardins individuels et des terrains de golfs, composées de gazon semé et tondu régulièrement. Ce type de surface herbeuse artificielle est l’un des grands legs du XXe siècle, il véhicule de vrais dégâts environnementaux et un imaginaire obsessionnel qui symbolise quelques unes des aberrations de notre monde d’artificialisation et de croissance infinie.

La pelouse plantée est une construction historique et un vaste business qui engouffre chaque année des quantités astronomiques d’eau, de pesticides et d’essence. En France, il y aurait 1,1 millions d’hectares de pelouses artificielles de ce type (soit 11 000 km2 ou encore deux départements français), dont plus de la moitié est constituée par les 12 millions de pelouses de particuliers, le reste étant composé des parcs, surfaces sportives ou autres aires d’autoroutes… Elles sont en forte progression avec la multiplication des maisons individuelles ; en France leur surface a ainsi grimpé de 450 000 ha en 1993 à 650 000 vers 20051. Et encore, il paraît que les Français n’ont pas la culture de la pelouse, au grand dam des industriels du secteur qui tentent d’ailleurs de les éduquer2. Aux États-Unis, où ces pelouses triomphent depuis longtemps jusqu’à devenir un véritable marqueur identitaire, on compterait ainsi 65 millions d’hectares de pelouses cultivées, soit plus que la superficie occupée par toute autre culture, y compris le blé et le maïs !

Les Américains du nord dépenseraient annuellement 750 millions de dollars en semence de gazon. Entre l’arrosage, la tonte, les pesticides et toute la quincaillerie qui va avec, le gazon générerait une industrie de près de 30 milliards aux États-Unis et 3 milliards au Canada ! Dans ces pays, le gazon bien vert et bien tondu n’est pas seulement un plaisir simple mais une véritable exigence morale : un gazon mal entretenu reflète en effet « le drame, le divorce, la mort accidentelle, la dépression, le revers de fortune, le laisser-aller, le célibat, la défaite […] quand ce n’est pas une moralité douteuse », notent avec humour les anthropologues canadiens Bernard Arcand et Serge Bouchard dans Quinze lieux communs (1993). Certaines villes vont jusqu’à infliger des amendes aux mauvais citoyens qui les négligent.

Mais cette obsession pour les pelouses est récente. Il faudrait la replacer dans la longue histoire des jardins qui, à chaque époque, reflète les rapports singuliers que les diverses sociétés humaines entretiennent avec le monde. Ainsi à l’époque moderne, le passage des jardins de la Renaissance aux jardins baroques accompagne la transition d’une conception de l’homme faisant partie de l’univers à celle de l’homme au centre de l’univers (voyez les excès des jardins de Versailles conçus par Le Nôtre). À partir du XVIIIe siècle et la vogue des jardins anglais on assiste à un triple processus : la démocratisation d’une pratique initialement aristocratique ; son industrialisation sous l’action des entreprises et des marchands ; son identification à une finalité morale et éducative. Alors que les villes s’étendent et que les liens avec les campagnes s’affaiblissent chacun cherche à cultiver son petit jardin.

Au XIXe siècle, la pelouse accompagne les nouvelles conceptions de la propriété, de la nature, de l’urbain. Aux États-Unis en particulier, l’imaginaire du jardin individuel triomphe. À l’heure de la conquête de l’Ouest, les pelouses forment un paysage ouvert– sans les clôtures, les haies ou les murets qui existent en Europe – même si les frontières symboliques entre chaque propriété n’en sont pas moins infranchissables. La pelouse incarne le paysage de la banlieue américaine, ni tout à fait rural ni urbain, ni public ni privé : il mélange le rêve bucolique et la fierté de la conquête technologique de la nature3. Au cours du XXe siècle, la pelouse incarne – comme le Coca Cola – le rêve américain, vanté au monde par les publicités et le cinéma. Leur expansion s’opère parallèlement à celle des banlieues pavillonnaires et des routes. A la fin du XXe siècle plus de la moitié de la population des États-Unis habitait dans des suburbs étalant à perte de vue des villas plus ou moins cossues entourées de leurs pelouses immaculées de vert. Auparavant espace fonctionnel, dédié au potager, à l’élevage des poulets ou du cochon, le jardin devient alors un symbole d’hygiène, d’ordre et de propreté, un espace récréatif débarrassé de toute fonction de subsistance. Ce modèle de la banlieue résidentielle modelée par la civilisation automobile ne cesse de s’étendre depuis, empiétant toujours plus sur les terres agricoles.

Loin d’être ce paisible petit carré de verdure naturel, la pelouse est le symbole du projet prométhéen de domestication de la nature. Au même titre que le passage de l’aspirateur ou le rasage quotidien, la tonte du gazon devient peu à peu un devoir civique et un signe de civilisation. Au sortir de la guerre, le discours sur la pelouse américaine s’insert dans la rhétorique nationaliste et modernisatrice, « défendre la nation, c’est défendre le gazon ». Dès le milieu du XIXe siècle, le théoricien des jardins américains Andrew Jackson Downing considérait les pelouses mal entretenues comme la marque d’un « peuple primitif et barbare ». En 1899, le sociologue Thorstein Veblen analysait la pelouse comme un instrument de distinction sociale, l’appartenance aux classes dominantes se mesurant à leur étendue4. Stimulée par l’émergence du sport et la multiplication des terrains de golfs ou de football au début du XXe siècle, la pelouse est devenue un enjeu de rivalité et de compétition pour savoir qui aura la plus belle, la plus verte et la mieux taillée.

Dans cette compétition sans merci, la pelouse a rapidement été prise en charge par les normes de l’industrie et de la génétique. Des centaines de variétés ont ainsi été imaginées dans les laboratoires pour développer des gazons plus verts que verts, plus résistants à la sécheresse, adaptés à tous les types de terrains, de climats et à toutes les bourses. Des engrais et herbicides ont été mis au point et diffusés à grands renforts de publicité après la Seconde Guerre mondiale pour éradiquer les fameuses « mauvaises herbes » qui doivent être éradiquées. Les premières tondeuses à gazon apparaissent également au XIXe siècle pour satisfaire les riches propriétaires et les amoureux des terrains de sport ; il s’agissait d’abord de rouleaux composés d’une lame hélicoïdale qui coupait au ras du sol. Puis viendront au XXe siècle les tondeuses motorisées à système rotatif, les machines auto-tractées, jusqu’aux tondeuses auto-portées que tout bon père de famille responsable – puisque le maniement de ces engins est fortement sexué – se doit désormais de posséder. Le nombre de tondeuses vendues aux Etats-Unis est passé de 100 000 en 1946, à 3,8 Millions en 1960 et plus de 6 Millions en 19725.

Au terme de cette course effrénée, l’entretien des gazons est devenu une source extraordinaire de gaspillage énergétique, de pollution chimique, de rejet de CO2, de consommation d’eau. Les pelouses symbolisent toutes les folies de notre monde, elles dilapident en vain des ressources précieuses, elles incarnent les impasses de nos imaginaires prométhéens, l’emprise des intérêts industriels sur nos gestes les plus quotidiens. Aux États-Unis il existe même des entreprises qui se chargent durant les périodes de sécheresse de repeindre les pelouses en vert, au moyen d’une peinture vantée comme écologique car elle est censée économiser l’eau de l’arrosage6 ! C’est également au nom de l’écologie que se multiplient les gazons synthétiques, dérivés du pétrole et donc issus d’une industrie particulièrement polluante…

Il fait peu de doute qu’une société écologique qui emprunterait la voie agriculturelle devrait se passer de ces pelouses artificielles et industrielles, issues de la démesure passée, pour retrouver le plaisir du pissenlit qui se mange (sans parler de ses vertus médicinales), du trèfle – une légumineuse qui fixe l’azote de l’air et remplace donc l’apport en engrais – et autres orties, chardons, plantains et pâquerettes…

François Jarrige

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1 Ces quelques chiffres sont extraits d’un document du « Groupement national interprofessionnel des semences» (GNIS), organisme à la fois professionnel et officiel, placé sous tutelle du ministère de l’Agriculture, qui représente les intérêts des entreprises du secteur : http://www.gnis.fr/files/pelouseenchiffrer4.pdf

2 Ce « manque de culture » se retrouve aussi sur les terrains de foot puisque les pelouses des stades français seraient les plus « pourries » selon le magazine Soo foot ! : Antoine Mestres et Raphael Gaftarnik « Pourquoi les pelouses françaises sont-elles toutes pourries? » (7 janvier 2014).

3 Pour le lecteur curieux, signalons qu’il existe toute une littérature sur cette obsession américaine : Victoria Scott Jenkins, The Lawn : A History of an American Obsession (1994).

4 Cité dans Beatriz Colomina, La pelouse américaine en guerre (1941-1961), Editions B2, 2011, p. 9, et « La pelouse en Amérique », Centre canadien d’Architecture : http://www2.cca.qc.ca

5 Adam W. Rome, “Residential Development in American Cities and Suburbs, 1870-1990”, Journal of Urban History, 1994, 20, p. 407-434.

6 Rémi Barroux, « Quand l’Amérique peint son gazon en vert », Le Monde, 4 septembre 2012.