S’exprime souvent le besoin, dans les milieux scientifiques comme dans les milieux militants, de sortir d’une pensée mécaniste-réductionniste pour s’engager résolument vers une pensée systémique et/ou intégrative. Si je comprend l’intention et perçois le malaise qui sous-entend un tel appel – le malaise de constater l’hégémonie d’une pensée trop petite pour embrasser la beauté du monde – je n’en reste pas moins sceptique tant les concepts de système et d’intégration sont ambiguës.

Lorsque l’on revendique une pensée systémique ou intégrative, que fait- on? Est-ce notre raisonnement, notre «style de pensée» qui est systémique ou intégratif ? Alors nous nous situons au niveau épistémologique. Ou est-ce le calque d’un monde que l’on croit (veut) être organisé en système et intégré ? Alors nous nous situons au niveau ontologique. Calquer un style de pensée (une épistémologie) sur une certaine représentation du monde (une ontologie) est, me semble-t-il, un manque de prudence méthodologique. Croire que nos pensées (nos connaissances, nos savoirs, nos constructions théoriques, …) peuvent refléter le monde (le Réel) relève d’un optimisme positiviste que les systémistes partagent avec les réductionnistes.

L’écosophie ou la jonction conceptuelle pour penser le vivant-et-son-milieu

Pour sortir des apories d’une pensée-système qui enferme, réduit et totalise, une pensée-système qui calque (force) un schéma théorique (le système, avec ses input, ses output, ses boucles de rétro-action, …) sur des pratiques, nous nous sommes tournés vers une autre tentative pour penser le monde qui fut celle de Felix Guattari, compagnon de route de Gilles Deleuze, avec son concept d’écosophie (développé notamment dans un livre parue en 1989, « Les trois écologies »).

Avec l’écosophie, nous passons d’une vision écosystème à une vision paysage : « Le paysage est la possibilité de penser, de percevoir et d’agir, depuis une « focale » plus concrète, plus réelle, qui ne soit pas perdue dans le « zoom » de la vie individuelle, toujours prise comme une feuille dans la tempête du quotidien, ni non plus dans les grandes, abstraites et inabordables considérations trop générales qui n’arrivent pas à devenir monde » (M. Benasayag. Connaître est agir). Le paysage : ni un atome, ni un système mais une étendue.

L’idée générale de l’écosophie est d’adopter (expérimenter) une démarche, ou plutôt une certaine posture par rapport au vivant et à son milieu, la démarche de l’écologie comme sagesse de l’habiter (ou savoir de l’habitat), au-delà de l’objet classique de l’écologie qui est la nature ou le vivant.

Son axiomatique minimale peut se formuler ainsi : rien n’est isolé, la relation est première.

La nature, le social, l’individu sont compositions de rapports, intérieurs et extérieurs. L’enjeu de l’écosophie est la (re)composition du milieu, de nos territoires d’existence en fonction de ces rapports matériels, sociaux, mentaux. C’est donc une arme conceptuelle pour lutter contre les dissociations : de l’homme et la nature, des superstructures et des infrastructures, de individu et ses conditions d’existence, … Lutte contre les dissociations qui ne soit pas pour autant la revendication d’un tout, d’une totalité. Ré-associer n’est pas forcément totaliser. Si l’écosophie est une sagesse des relations qui forment notre habitat, elle n’est pas globalisante et hiérarchique.

Le rhizome comme principe d’organisation

L’imaginaire d’organisation de l’écosophie est le rhizome. Le rhizome est «un mode de croissance végétal par tous les bouts grâce à l’indifférenciation de la tige et de la racine. Faire rhizome c’est pousser dans toutes les directions, passer d’un milieu à un autre et revenir, c’est refuser le sens unique des formations de pouvoir ». L’enjeu pour Guattari, et c’était aussi celui de Deleuze, est l’organisation. Par opposition à des modes d’organisation dits « molaires », c’est-à-dire hiérarchiques et centralisés, il s’agit de mettre en place des formes dites « moléculaires », mais où l’agencement est possible. Et pour cet agencement, forcément rhizomatique, l’écologie comme science des relations peut nous être fort utile.

L’écosophie prend le parti de la primauté de la relation sur les termes. La relation devient première, elle n’est plus seulement ce qui relie A à B mais ce qui constitue A et B. La relation a une existence, une identité. Elle est l’objet de l’écosophie. Ce qui devient important, c’est ce qui se passe « entre », c’est ce qui rend les rapports « entre » certains pôles productifs, ouverts, vivants. Entre l’humain, la nature, le social (ou le politique).

En cela, dans la pensée de Felix Guattari, l’écosophie est une tentative de jonction conceptuelle entre les dimensions environnementale, sociales et mentales (les trois écologies). L’écologie mentale de Guattari tire son inspiration de ses travaux et pratiques en psychothérapie institutionnelle (l’idée qu’il faut soigner les institutions pour soigner les individus, que la pathologie subjective n’est pas une simple affaire personnelle). L’écologie sociale de Guattari vise à expliciter les systèmes de valeurs que nous mobilisons pour penser nos territoires d’existence. L’écologie environnementale est l’écologie stricto sensu. Relier le politique, le psychique et le vivant dans un même objet, l’objet écosophique comme nouvelle focale pour comprendre le monde et produire des milieux vivables et vivants.

Plutôt qu’un système, l’écosophie promeut un rhizome, un ensemble de plateaux. Plutôt qu’une arborescence ordonnée, l’écosophie cherche une rencontre, une résonance. L’humain est certes « dans » la nature, il est certes « de nature » mais il est aussi « aux côtés » de la nature. Nous sommes la nature et la non-nature en même temps et indissociablement. Nous sommes traversés de flux environnementaux, sociaux et mentaux, des flux non réductibles à un axiomatique systémique qui pourraient les organiser rationnellement.

Mettre en présence

La jonction conceptuelle promu par l’écosophie s’accompagne d’une méthode : la mise en présence d’une pluralité de « points de vue ». Il ne s’agit pas d’articuler ou d’intégrer des niveaux, des registres ou des arguments, cela est encore trop systémique, mais « simplement » de permettre leur co-présence, leur rencontre, leur mise en lien sans plan préalable, sans hiérarchie définie. De cette mise en présence née l’imprévisible, la création. La mise en présence est une autre façon de parler de la puissance de l’ « entre », la force du lien en tant qu’il est seulement lien. Cela permet ce que Deleuze et Guattari appelaient les disjonctions non exclusives, le « et » … « et » plutôt que le « ou » … « ou » de la pensée de l’arborescence. Je prend soin de moi et de mon voisin et de l’animal et de l’environnement. Je suis traversé par ces plateaux, ces lignes moléculaires qui me constituent tout autant que je contribue à les constituer.

L’écosophie est cette jonction conceptuelle qui nous permet de penser le vivant-et-son-milieu en tant qu’il est ni un Tout ni un Atome mais un Paysage que nous contribuons à animer.

L’écosophie est cette démarche méthodologique pour des pratiques nouvelles qui visent à favoriser l’émergence de nouveaux territoires d’existence, partout …

Léo Coutellec