Face à la crise écologique, économique et sociale, il est urgent de changer de modèle de développement. La Fondation Terre Solidaire a été créée en 2016 pour apporter des solutions à cette crise qui touche tous les pans de la société. C’est pourquoi, elle accompagne et diffuse les travaux de femmes et d’hommes qui expérimentent de nouveaux modes de production, de consommation et de vivre ensemble. Elle soutient financièrement leurs initiatives et favorise le partage des meilleures pratiques en matière d’agro-écologie, d’économie circulaire et d’énergies renouvelables. Les projets soutenus en France et à l’international ont pour caractéristique commune leur capacité à être inspirants et transposables dans d’autres régions du monde.
Entretien avec Léo Coutellec – également disponible en ligne : https://fondation-terresolidaire.org/entretien-avec-leo-coutellec/
En 2015, vous faites partie d’un groupe de personnes qui décident de s’installer à Mâlain (25 km de Dijon), pour tenter une expérience de vie alliant agriculture citoyenne, relocalisation alimentaire et éducation populaire. On dit souvent que les expérimentations locales naissent d’un déclic. Quel a été le vôtre ?
Le recul de notre autonomie alimentaire, et le déclin de l’agriculture paysanne ne sont pas une fatalité. Nous pouvons et devons relever le défi de redonner des couleurs à nos campagnes, rendre plus vivant nos milieux ruraux par un renouvellement de notre façon de penser notre rapport à la terre, l’agriculture et l’alimentation. Et pour ce faire, s’inscrire dans le modèle dominant n’est pas possible.
Le déclic a donc été de se dire « le champ est libre », il existe un gros potentiel d’innovation, de créativité, d’alternatives en milieu rural. Nous étions dans le réseau des AMAP depuis plus de 15 ans où nous avons eu beaucoup de contacts avec des agriculteurs qui nous ont permis de mieux connaitre ce milieu, ses difficultés et ses enjeux. Très vite, nous avons compris que l’un des défis de l’agriculture était de l’ordre d’une reconquête, qu’il fallait trouver du monde, des jeunes, pour s’installer avec une autre idée de ce qu’est l’agriculture et l’alimentation, avec d’autres pratiques. Nous souhaitions participer à ce mouvement avec une forme de philosophie un peu hésitante mais sincère qui consistait à dire que l’agriculture doit sortir de son corporatisme, elle ne doit plus être considérée comme un secteur extra-social, ou comme une sorte de corporation à part. Tout cela conduit à une trop grande inertie et rend le changement très difficile.
Notre point de départ a donc été une volonté de décloisonner l’agriculture et de la reconnecter au territoire, mot devenu un peu valise ces dernières années mais qui marque tout de même une volonté d’ancrage et de cohérence. L’enjeu est que les paysans qui s’installent puissent compter sur une coopération avec les habitants de leur territoire qui doivent se sentir partie prenante des installations agricoles dès le départ, forme de communauté de soutien et d’action pour l’agriculture paysanne. C’est notre autonomie alimentaire qui est en question, ainsi que la soutenabilité de nos actions. L’enjeu est de donc d’abandonner la posture du consommateur exigeant qui exige des produits de bonne qualité à bas prix, tout le temps et partout. Cette posture est mortifère : nous devons prendre conscience que notre alimentation est une affaire commune et que seuls les paysans ne peuvent renverser la tendance. Chacun de nous a la responsabilité d’agir concrètement pour promouvoir un autre modèle agricole sur tous les territoires. Sinon, ce sera l’industrie qui gagnera encore du terrain et prendra complètement en charge la fonction alimentaire avec toutes les conséquences négatives que l’on connait.
C’est la raison pour laquelle dès le départ, nous avons pris à bras le corps la question du foncier agricole qui est la première étape pour s’installer. Nous considérons la terre nourricière comme un bien commun qui devrait être géré collectivement par les paysans et les habitants du territoire. Oui, « la terre appartient à celles et ceux qui la font vivre ». Nous avons créé le Groupement Foncier Agricole (GFA) citoyen Champs Libres en 2015, il réunit aujourd’hui 123 associés, c’est -un outil d’acquisition et de gestion partagées du foncier agricole à l’échelle territoriale dans le but d’installer des paysans et de sortir les terres à la fois de l’agriculture productiviste et de la spéculation.
Bref, pour résumer, je dirais que notre déclic a donc été une envie d’agir et d’expérimenter une autre façon de faire au niveau agricole, pour créer une alliance vertueuse entre les paysans et les habitants. C’est ce que nous avons appelé des « alternatives agriculturelles ». Parce que les alternatives que nous mettons en place ne sont pas simplement agricoles ou alimentaires, et elles ne sont pas simplement des modèles économiques ou techniques différents, elles sont plus fondamentalement culturelles : un changement dans nos façons de penser, dans nos concepts, nos représentations, nos pratiques, dans notre rapport au monde.
Depuis le début du projet en 2015, de nombreuses initiatives ont vu le jour à Mâlain. Selon vous, la multiplication de ces expérimentations citoyennes est-elle la preuve d’une prise de conscience collective qu’il faut agir ? Comment ces mobilisations citoyennes peuvent en inspirer d’autres ?
Peut être juste une précision de langage. Il y a actuellement une inflation des références au « local » et au « citoyen » qui fausse un peu l’interprétation que l’on peut avoir de ces initiatives. Tout peut être dit « citoyen », et la référence au local ne peut aucunement suffire à qualifier le contenu politique des actions. On peut se dire « local » et « citoyen » et s’inscrire complètement dans le modèle dominant productiviste-consumériste, c’est d’ailleurs assez courant. Je préfère volontiers employer les termes d’expérimentation collective ou de communauté d’action, moins facilement instrumentalisable.
L’un des enjeux important est de sortir des imaginaires de la généralisation et du changement d’échelle qui ont structuré précédemment les mouvements politiques et sociaux et nous invitent à devenir plus gros, plus performant. Imaginaires qui se nourrissent paradoxalement de la rhétorique du local, « le local c’est bien, mais il faut changer d’échelle ». C’est un discours en particulier repris par ceux qui se revendiquent être des entrepreneurs sociaux et cherchent à promouvoir pour le secteur associatif des outils et des pratiques importés du secteur marchand afin de maximiser l’impact de leurs activités(1) . Ils nous refont en quelque sorte le film de l’après-guerre où les corporations agricoles se sont transformées petit à petit en multinationales. Il faut à mon avis être très vigilants : aujourd’hui, nous expérimentons à l’échelle du territoire avec les moyens que nous avons autour de nous, et la vigilance est de garder une forme d’autonomie. Et cette exigence d’autonomie qui va déterminer la question de la taille. L’enjeu n’est pas d’être gros ou petit, l’enjeu c’est que celles et ceux qui expérimentent concrètement gardent leur capacité à s’approprier ce qu’ils font , gardent prise sur l’évolution et les choix de leur initiative. En bref, l’idée c’est de dire que l’autonomie alimentaire et agricole va de pair avec l’autonomie d’action et l’autonomie intellectuelle. Raison pour laquelle je trouve toujours un peu suspect les discours institutionnels qui se positionnent sur ce terrain de l’autonomie alimentaire tout en conservant leur logiciel traditionnel d’intervention (verticalité) et les privilèges d’acteurs qui y sont associés.
Nous concernant, nous ne cherchons pas à essaimer un modèle, seulement à témoigner d’une expérience de vie concrète, imparfaite et incomplète mais pouvant néanmoins en inspirer d’autres ailleurs. Mais chaque territoire, chaque collectif étant différent, reproduire notre expérience n’est pas possible. L’enjeu se situe plutôt dans le partage et l’information mutuelle pour créer une sorte de maillage des expérimentations collectives alternatives sur un maximum de territoire en France et dans le monde. La force, c’est justement que chaque expérimentation se vive comme un monde en soi, et que ces mondes en devenir puissent se connecter pour former des archipels de résistance et de transition contre l’uni-monde productiviste-consumériste.
Malgré la multiplication des mobilisations citoyennes en faveur d’un monde plus juste socialement et plus soutenable écologiquement, les changements politiques évoluent lentement. Selon vous, quel est le principal point de blocage et comment y remédier ?
C’est une question difficile. Je partage le constat d’un réel problème quant au changement institutionnel nécessaire pour accompagner le foisonnement d’initiatives et d’expérimentations collectives. Si on se place à l’échelle macro, on voit bien qu’il n’y a pas grand-chose qui change, voire le pire s’annonce comme en témoigne les rapports successifs du GIEC.
Ici, l’enjeu principal, me semble-t-il, est de sortir d’un prêt-à-penser sur les liens entre les mouvements citoyens et les mouvements politiques, premièrement en prenant conscience que nos mouvements sont tout aussi politiques qu’existentiels. C’est affirmer que ce que l’on appelle « politique » ne se réduit pas aux instituons qui en revendiquent l’exclusivité. Une AMAP est une démarche politique. Ceci étant dit, l’envie d’un agir politique peut aussi se concrétiser par une envie de « prendre le pouvoir » au niveau des institutions mais ici il faut faire acte de vigilance quant aux risques malheureusement bien connus de dérives et de dépossession. L’histoire nous enseigne que des conditions sont à mettre en place afin que cela ne se retourne pas contre les initiatives ou alternatives de base. L’engagement institutionnel devrait pouvoir compter sur un mouvement fort, conscient, non partisan et avec une forme d’autonomie, des modes de décisions et de prises de décision déjà en place et une maturité importante sur certains sujets. Alors, le politique ne serait plus déchiré entre le haut et le bas, le général et le particulier, le centre et les périphéries mais serait ce qui traverse des expérimentations, ce qui permet leur autonomie et leur multiplication. Il serait en tout point un agir collectif, sous contrainte des expériences et des délibérations populaires. Ce renversement est nécessaire mais difficile à concrétiser tant les institutions sont inadaptées à cette conception de la démocratie.
Quels conseils donneriez-vous à ceux qui démarrent et qui souhaitent se mobiliser en faveur d’un autre modèle de développement, plus respectueux de la nature, des femmes et des hommes ?
Des idées, il y en a plein, elles sont souvent très belles mais comment faire pour qu’elles n’en restent pas au stade d’idées malgré la bonne volonté et la multiplication de réunions, d’assemblées et de cogitation intellectuelle ? A ce propos, je crois en l’importance, voire à la nécessité, d’investir un lieu, un espace, de construire une base matérielle. Des expérimentations comme celle de la ZAD de Notre Dame des Landes est en cela très instructif : on n’agit pas sur un territoire, on est le territoire qui se donne comme vivant et créatif. L’esprit du lieu, c’est très important. Si nous avions un vague projet théorique au départ, il s’est très rapidement métamorphosé par ce que le lieu a pu nous donner et ce que les personnes qui s’y investissent ont bien voulu y mettre. Dans ce genre de projet, on co-construit en même temps le contenant et le contenu, et c’est un aspect très enrichissant.
Lorsque l’on s’engage pour construire concrètement d’autres mondes, c’est de l’ordre d’un engagement existentiel, ce qui peut être assez bouleversant et expliquer en partie la difficulté du passage à l’acte. C’est pourquoi, nous avons souhaité créer des structures qui puissent sécuriser et pérenniser dans le temps l’engagement de chacun. Ce qui constitue une différence avec les ZAD où l’enjeu de lutter contre un projet concret implique une forme d’insécurité consubstantielle. Mais dans tous les cas, le commun tient dans cette volonté d’habiter un lieu.
Par ailleurs, deux autres dimensions ne doivent pas être négligées :
– la dimension économique : n’ayons pas peur de parler d’argent, de finance, de modèle économique car à rester l’arrière-plan massif et implicite de tout, l’aspect économique garde son pouvoir. Le mettre explicitement en jeu, le déconstruire et se l’approprier, c’est réduire ses prétentions et se donner la possibilité d’être créatif ;
– la dimension relations humaines : ce n’est d’ailleurs pas une dimension, pas plus qu’une option ! Dès le départ, il faut qu’il y ait du temps, de l’argent, des moyens mis en place pour prendre soin de la vie du collectif, de ce que l’on peut appeler la micro-politique des groupes(2) . Sans cela, dans un projet collectif avec de forts enjeux, l’échec devient très probable.
Comment la Fondation Terre Solidaire peut-elle contribuer à favoriser l’émergence d’initiatives citoyennes en faveur de la transition ?
Nous avons besoin de partenaires qui ne soient pas aspirés par les sirènes du changement d’échelle au sens quantitatif. Trop de bailleurs parlent le même langage que les bureaucrates du système dominant, et sont complètement déconnectés de la réalité des alternatives concrètes. Ils mettent en place des critères de sélection des dossiers qui deviennent illisibles et inaccessibles pour ce qu’ils appellent des « petits projets ».
Il me semble, que la Fondation Terre Solidaire ne parle pas ce langage et ne tombe pas dans ce piège de l’idéologie de la performance, de l’impact, des indicateurs. A cet égard, il ne serait pas inintéressant de mener un travail pour créer des critères davantage adaptés à la réalité de ce que nous faisons localement. Finalement, une fondation est utile si elle arrive à rester au plus proche des besoins des initiatives concrètes et fait son petit bout de chemin avec nous pour promouvoir les transitions et les ruptures nécessaires à la construction d’autres mondes.
(1) Voir à ce propos, voir : Léo Coutellec.« Ils ont 20 ans pour sauver le capitalisme », Revue Terrestres, Juillet 2019 ; disponible en ligne : https://www.terrestres.org/2019/07/19/ils-ont-20-ans-pour-sauver-le-capitalisme/
(2) David Vercauteren. Micropolitiques des groupes: pour une écologie des pratiques collectives, Les Prairies ordinaires, 2011