Article paru dans Transrural Initiatives n°489, janvier 2022
Le mot « valeur » est omniprésent : valeurs du soin, valeurs de la République, valeurs de la bio, valeurs humaines, valeurs marchandes mais aussi valeurs d’usage, etc., à un point tel qu’il est difficile de ne pas être d’accord avec le fameux slogan publicitaire « Nous n’avons pas les mêmes valeurs », à un point tel que notre époque, pour certains commentateurs, serait traversée par une « crise des valeurs ». Mais au fond, que partage-t-on lorsque l’on dit vouloir partager des valeurs ?
Nos ancêtres les Latins, majoritairement des paysans et dont on hérite la charpente de notre langue, avaient l’habitude de terminer leurs lettres par l’expression si vales, bene est (« si tu te portes bien, c’est bien »). Cela nous donne déjà l’indication que derrière le mot valeur se loge la caractéristique de ce qui est désirable. Valere, être bien portant, en bonne santé, d’où dérive le mot « vaillant », ce qui est robuste, fort comme un chêne, notre beau quercus robur. Mais cela nous dit aussi que ce qui a de la valeur est tout autant « ce à quoi l’on tient » que « ce qui se tient ». Avec le concept de « valeur » nous devons faire face à la rude dialectique des fins et des moyens.
Pour le dire autrement, ce qui a de la valeur, c’est à la fois ce que l’on prise, ce que l’on chérit (acte de « valuer ») – en somme ce qui qui relève des fins de nos actions – et ce que l’on apprécie comme un bon moyen pour atteindre cette fin (acte d’« évaluer »). Défendre ou adopter une valeur, c’est donc donner du sens à son action dans cette double acception, le sens en termes de direction et le sens en termes de signification. Par exemple, avancer la valeur d’autonomie, c’est à la fois dire que l’on fait de l’autonomie un horizon désirable, ce à quoi l’on tient vraiment, mais c’est aussi dire que l’autonomie est un moyen apprécié pour atteindre cette fin. La valeur est tout autant le chemin que la destination, pas l’un sans l’autre.
De par cette double caractéristique, la valeur n’est pas figée, comme peut l’être un principe (d’où l’expression « adopter une position de principe »), elle reste dynamique car soumise à nos désirs et nos appréciations, encastrés dans le réel des situations. En cela, la valeur porte aussi le germe de la conflictualité. La valeur d’autonomie des uns ne sera pas celle des autres. Alors, que partage-t-on lorsque l’on dit vouloir partager des valeurs ? Nous partageons un horizon de sens et une pratique en situation pour tenter d’atteindre cet horizon.
Et c’est pourquoi les valeurs sont tout autant des outils pour agir ensemble que des imaginaires à repeupler – des horizons désirables. Alors méfions-nous, en conséquence, des beaux discours qui mettent en avant de belles valeurs. Défendons des valeurs oui – l’autonomie, le partage, la simplicité, l’entraide, …, – mais posons-nous la question des situations dans lesquelles ces valeurs peuvent vivre concrètement, et considérons-les toujours à la fois comme des fins et des moyens d’apprécier notre agir collectif. En somme, contre le repli sur soi, déplions les valeurs sur le terrain de nos expériences.
Léo Coutellec, enseignant, chercheur, paysan