Article paru dans Transrural Initiatives n°497, mai-juin 2023
Racine
Parmi les métaphores largement usitées, celle des racines tient bonne place. « Ce sont nos racines qu’il faut défendre… », « Soyons fiers de nos racines… », « Nos racines sont le socle de notre identité et de nos traditions… ». Ces appels aux racines, cris nostalgiques face au chaos du monde, sont souvent associés aux notions d’authenticité, de tradition et d’identité. Que de confusions naissent de ces amalgames.
Dans son livre Contre les racines, Maurizio Bettini propose de changer de métaphore pour parler de la tradition et de l’identité. Selon ce spécialiste des cultures antiques, les traditions n’ont rien de verticale, elles sont horizontales et l’identité n’est que le fruit d’un « apprentissage et de la reconstruction continue de la mémoire collective »1. Aux arbres et aux racines, il préfère la métaphore des milieux aquatiques : « une myriade de sources, ruisseaux, torrents, affluents, concourent à la formation d’un fleuve puissant, auquel revient le nom désignant ce processus complexe de confluence entre différentes rivières ». Car, selon lui, « nous ne ne sommes pas des arbres, qui ne peuvent s’arracher à leurs racines sans sécher et mourir mais plutôt sources et ruisseaux, dont les eaux coulent et se mêlent beaucoup plus librement »2.
Ces métaphores horizontales de la tradition et de l’identité, s’éloignant de la verticalité de la racine unique, de la racine pivot, ont été magnifiquement sublimées par l’œuvre du poète et philosophe martiniquais, Édouard Glissant, et notamment à partir de son idée de créolisation. Cette dernière est « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante, une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments »3. Plutôt que de chercher à faire valoir comme absolu un point de vue particulier sur le monde, plutôt que de défendre une authenticité supposée des racines dont on ne saurait trouver le point fixe, le projet d’une pensée ouverte et émancipatrice appelle ainsi à renouveler nos imaginaires et nos métaphores dans un sens plus diversifiant, plus rhizomatique, plus horizontale. Là où la racine attache, le rhizome ancre. Là où la racine délimite, le rhizome disperse. Là où la racine crispe, le rhizome « s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables »4.
C’est pourquoi, nous autres partisans d’une agriculture paysanne, lorsque l’on nous félicite de « revenir aux racines de l’agriculture traditionnelle », lorsque l’on réduit nos expériences à un retour à la terre, au local ou à l’authentique, nous répondons à cet élan nostalgique par une mise en avant de ce qui nous traverse bien plus profondément au quotidien : non pas un quelconque retour mais un recours, un recours à de multiples imaginaires, de multiples cultures de l’agriculture, par un ancrage sur des lieux que nous voulons colorés, ouverts et dont l’identité ne peut être que le résultat d’un agir collectif. C’est la condition aussi pour ne pas entretenir de confusions sur la portée du projet politique d’une agriculture paysanne, projet qui ne peut en aucun cas être préempté par les pensées identitaires et réactionnaires qui se nourrissent de la métaphore faible des racines.
Léo Coutellec (paysan, enseignant, chercheur)
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Maurizio Bettini. Contre les racines, Champs actuel, 2017., p.83
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Ibid, p.47
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Édouard Glissant. Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997., p.37
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Ibid, p.60