« Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. – Hélas, dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand tout est mal. »1. Dans ce conte philosophique bien connu, Voltaire critique avec virulence l’optimisme débordant d’un autre philosophe, Leibniz, pour qui, en toute situation, « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». En suivant cette critique, l’optimisme serait ainsi une forme d’illusion, une négation manifeste de la réalité, a fortiori lorsque celle-ci revête les attributs de la catastrophe2. Les divers techno-solutionnismes du moment reposent sur cette forme d’optimisme naïf, qui n’est plus seulement un optimisme de la volonté (mue ici par l’idéologie du progrès) mais aussi de la raison instrumentale. Une forme qui laisse penser qu’à tout problème, quel que soit sa nature, correspond une solution technique. À cet égard, la bio-ingénierie en est une belle illustration lorsque celle-ci cherche à résoudre le problème d’abord politique du réchauffement climatique – en cela qu’il touche à la façon dont nos sociétés organisent leurs rapports au vivant pour habiter, produire, consommer, … – par la promotion de méga-systèmes techniques de captations du CO2.

L’optimisme serait donc l’arme à la fois des fatalistes du meilleur des mondes possibles – aujourd’hui, les soutiens zélés du néo-libéralisme – et des utopistes inconséquents – les technoprophètes de tout ordre. Mais reposons la question un peu différemment : de quelle optimisme parle-t-on vraiment ? Nous devons au philosophe italien Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison, la célèbre formule « pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté »3. Contrairement à son acception courante qui en fait une maxime morale selon laquelle il nous faudrait à la fois être pessimiste et optimiste, cette formule est plutôt à comprendre d’un point de vue temporel. Il s’agit pour Gramsci de faire un usage de l’intelligence, dans une premier temps, pour comprendre le présent, lui faire face véritablement, et en cela nous condamner à une forme de pessimisme tant celui-ci est contrasté. C’est donc avant tout un appel à la lucidité face aux tumultes du présent. Mais de la compréhension fine et sans angélisme de celui-ci, nous pourrions facilement tomber dans une forme de résignation et ainsi laisser aux divers prophètes le privilège de penser le futur. Ce serait toutefois sans comprendre que pour Gramsci, ce pessimisme de l’intelligence a un objectif politique, il s’agit de comprendre pour transformer. Et c’est pourquoi nous devons lui adjoindre une volonté, celle qui permet d’agir en se projetant dans un futur désirable, un futur meilleur, un optimus. C’est à la fois la condition nécessaire pour ne pas prendre ses rêves pour des réalités mais aussi pour garder une forme d’espérance, une forme d’optimisme qui ne se nourrit pas d’illusions.

Être optimiste, en ce sens, ce n’est donc ni regarder le présent béatement en disant que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, ni penser le futur comme simple prolongement de ce présent biaisé. C’est au contraire se donner les moyens d’une lucidité de la pensée permettant de transformer les coordonnées de nos existences pour se projeter vers un futur meilleur. Il conviendrait en ce sens de préciser la formule de Gramsci en ces termes : « le pessimisme de l’intelligence pour comprendre le présent, l’optimisme de la volonté pour le transformer ». L’enjeu éthique de cette nouvelle maxime tient à l’usage que nous faisons de notre volonté. Car cette dernière peut aussi être celle de la destruction, de la domination, de l’exploitation. Si nous adoptons une forme d’optimisme de la volonté, c’est parce que nous avons été capable, au préalable, d’une analyse lucide de la situation présente, des déterminations du passé sur elle et que nous avons pu, en conséquence, nous positionner dans nos pratiques de transformation. L’optimisme de la volonté n’est ainsi que le prolongement, dans un même mouvement émancipateur, du nécessaire pessimisme de l’intelligence – certains parlerons d’« esprit critique » – qui nous détourne du somnambulisme que le capitalisme de l’esprit cherche à nous imposer quotidiennement.

Léo COUTELLEC

Article paru dans la revue Transrural Initiatives n°504, novembre-décembre 2024

1 Voltaire. Candide ou l’optimisme, J’ai lu, 2017

2 Voltaire écrit ce conte à la suite du terrible tremblement de Terre de Lisbonne en 1755.

3 Antonio Gramsci. Cahier IX, juillet-août 1932