Si ré-installer des millions de paysans est probablement le seul horizon crédible pour relever les défis écologiques et sociaux de l’agriculture, cette ambition nécessite un véritable un plan de bataille.
On comptait plus de 8 millions de paysannes et paysans au début du XXe siècle, 1,6 million (7,2% de la population active) au début des années 1980 et 391 000 en 2020, selon le dernier recensement agricole (1,5 % de la population active). Les trois quarts sont des hommes et plus de la moitié ont 50 ans ou plus. Depuis une quinzaine d’années, le nombre de chefs d’exploitation baisse d’environ 2 % par an, les installations ne permettant pas de compenser les départs. Le calcul est simple : à la fin de ce siècle, il y aura moins de 100 000 agriculteurs… Avec son corollaire : des exploitations qui portent bien leur nom, toujours plus grandes, plus mécanisées, plus connectées. Non plus seulement la disparation des paysan·nes mais de l’agriculture toute entière au profit d’une agro-industrie triomphante. Ces rappels sonnent un peu comme les rapports du Giec – Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – vous ne trouvez pas ?
Combien d’œufs, de poules et de paysans ?
Nous avons pourtant entendu à l’occasion de la troisième édition du festival Atout bout d’champ (Mâlain, Côte-d’or) que l’enjeu était bien la ré-installation massive de millions de paysans et les chiffres, là aussi, ont fusé : un million pour Terre de Liens (à l’appui de son outil Parcel1), deux millions pour l’Atelier paysan, six millions pour les Civam… Pour mieux appréhender la réalité vertigineuse de ces chiffres, prenons l’exemple des œufs. Un petit élevage bio-paysan de 750 poules pondeuses – respectant l’éleveur, l’animal et l’environnement – fait vivre un·e paysan·ne à temps plein et permet de fournir en œufs environ 850 personnes2. Ainsi, pour fournir 65 millions de Français en œufs bio-paysans, nous aurions besoin de plus de 76 000 paysan·nes dédié·es à cette œuvre. En 2019, l’Institut technique de l’aviculture dénombrait 2100 élevages de pondeuses – dont 62 % d’élevages intensifs conventionnels où les poules ne voient jamais le jour – pour 4100 emplois. La marche est donc très haute et dans ce secteur aussi la tendance lourde (y compris pour le bio) est à l’agrandissement.
Relever les défis écologiques et sociaux
Plus globalement, quels sont les ressorts de ces chiffres ? D’abord, ils ont en commun de décider d’un cap : pour relever les défis écologiques et sociaux de l’agriculture, il nous faut produire autant – mais sûrement moins de sucre de betterave, de farines de blé transformé, de viande… – mais mieux partager le travail, avec moins d’intrants, de machines, de dépendances à l’agro-industrie, en réparant et prenant soin du vivant. Pour cela, nous avons besoin de millions de paysans, sans quoi tous les beaux discours sur l’écologie et l’autonomie alimentaire ne sont que miroirs aux alouettes. Ce cap fixé, prenons la mesure de l’effort à opérer : pour atteindre le million en vingt ans, il faudra installer chaque année environ 50 000 nouveaux agriculteurs, contre aujourd’hui moins de 15 000… Dans le cadre des politiques agricoles actuelles (y compris la nouvelle PAC, cf. p.13 du Transrural n°488), cela est tout simplement impossible. Un tel objectif ne sera jamais atteint sans une ambitieuse révolution agraire qui puisse modifier structurellement le monde agricole. Derrière les chiffres, il nous faut donc un véritable plan de bataille politique, mais où est-il ?
Luttes pour le vivant
Il y a une autre raison, plus profonde, pour laquelle il devient vital non pas seulement d’enrayer la disparition progressive de la paysannerie mais d’inverser radicalement les courbes. Une raison d’ordre culturel et anthropologique. à ce titre, il est bon de relire les sept raisons du Sacrifice des paysans de Pierre Bitoun et Yves Dupont3, selon qui le paysan est : « l’homme de la valeur d’usage, de l’espace limité, de la lenteur du temps et de l’acceptation de la puissance de la nature et de la succession des saisons. Par là aussi, il apparaît étranger à quelques-unes des valeurs cardinales du déploiement capitaliste-productiviste et de l’ethos d’Homo consumeris et connecticus : la vitesse, l’instantanéité, l’éphémère, la contraction de l’espace et du temps par la circulation, l’obsolescence programmée, la prédation, l’illimitation, etc. Il est signe de permanence là où la modernité fonctionne à l’accélération, il est symbole de prudence là où domine l’hubris, il porte le lien là où s’organise la dé-liaison. Il est, en un mot, l’habitant, dont il faut se défaire pour que progresse la perte des habitudes. »
[Le paysan] est signe de permanence là où la modernité fonctionne à l’accélération, il est symbole de prudence là où domine l’hubris, il porte le lien là où s’organise la dé-liaison. Le Sacrifice des paysans – Pierre Bitoun et Yves Dupont
Si les chiffres fixent un cap politique, ici se loge le cap civilisationnel : ré-installer massivement des paysans est le meilleur point d’appui pour lutter contre la civilisation de la destruction. L’invention d’une nouvelle société paysanne, non idéalisée, créative et émancipatrice pour toutes et tous, est tout autre chose que simplement revendiquer un peu plus de paysans dans une société non paysanne. Partant des quelques îlots que nous recréons dans nos campagnes, nous devons construire partout des archipels paysans, contre le métropolisation des espaces et des imaginaires. Pour relever un tel défi, c’est un grand mouvement social de luttes pour le vivant qu’il nous faut construire, bien au-delà du monde paysan. Mais là aussi, où est le plan de bataille ? Léo Coutellec, enseignant, chercheur et paysan 1 – Cf. TRI n°477. 2 – En moyenne, les français consomment 217 œufs par an et par habitant. 3 – Pierre Bitoun et Yves Dupont. Le Sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et écologique. L’échappée, 2016.
Cet article est extrait du Transrural initiatives n°488, daté d‘octobre-novembre 2021.