Arnaud Rousseau, à la tête d’un empire agro-industriel et du syndicat majoritaire, partisan d’une agriculture pétrochimique et productiviste, appelle à voter le « bon sens ». Une arnaque.

Quel est le point commun entre la FNSEA, le Crédit Agricole et Donald Trump ? L’utilisation sans vergogne du concept de « bon sens », devenu une arme rhétorique pour séduire un électorat ou une clientèle que l’on considère comme apolitique et à qui on veut faire croire au caractère incontestable de ses actions.

C’est dans le premier paragraphe du Discours sur la méthode de Descartes que l’on peut trouver une première définition du « bon sens », cette « chose du monde la mieux partagée (…) naturellement égale en tous les hommes », qu’il définit comme la « puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux ». Pour ce philosophe, le « bon sens » serait équivalent à la raison, « la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes ». Cette première lecture pourrait laisser entendre que la seule raison gouverne nos opinions, croyances ou prises de position. Mais Descartes nous met en garde contre cette réduction : « la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. »1. Le « bon sens » ne suffit donc pas ?

L’ambiguïté du concept de « bon sens » tient précisément au fait qu’il est très souvent utilisé comme une forme de raison allant de soi, une raison suffisante, une évidence qui ne se démontre pas. Il dédouane ainsi celui qui l’utilise de qualifier le sens, c’est à dire à la fois la direction et la signification, de son action ou de sa décision. Dire ou écrire « votons le bon sens », slogan du syndicat majoritaire aux dernières élections pour les chambres d’agriculture, ou encore « le bon sens a de l’avenir » comme l’affirme une banque bien connue qui finance tout autant le petit agriculteur du coin que les activités gazières de Total, ou encore « nous sommes le parti du bon sens » comme le criait Donald Trump à ses partisans le soir de sa dernière victoire, c’est en fin de compte ne rien dire. Ou, plus exactement, c’est « dire sans dire », dire en faisant croire que votre interlocuteur partage ce que vous mettez derrière ce « bon sens », derrière cet raison allant de soi. C’est considérer que vos actions ou vos décisions sont naturellement les bonnes, qu’elles sont largement partagées et, qu’en ce sens, elles ne s’inscrivent pas dans un champ idéologique ou au sein de pratiques situées. Et pourtant, le point commun entre la FNSEA, le Crédit Agricole et Donald Trump, trois acteurs jouant sans vergogne de ce concept de « bon sens », c’est précisément que leurs actions n’ont rien d’évidente, qu’elles sont à ré-encastrer dans une idéologie, une histoire, un contexte, qu’elles ont des conséquences comme des présupposés. Faire usage du concept de « bon sens » n’a rien de neutre, c’est une rhétorique bien maitrisée, devenue l’arme des populismes de tout poil pour séduire un électorat ou une clientèle que l’on considère comme apolitique et à qui on veut faire croire au caractère incontestable de ses actions2.

Qu’en est-il plus précisément de l’expression de « bon sens paysan » dont on comprend qu’elle est en arrière plan de cet usage confus du concept de « bon sens » ? Disons déjà qu’elle partage les mêmes ambiguïtés, elle est aussi un appel à l’évidence qui dépolitise : il s’agit d’en faire usage pour s’éviter de justifier ou d’expliciter réellement la direction ou la signification (le sens) d’un propos ou d’une action. Mais l’expression « bon sens paysan » a une particularité. Elle fait découler cette évidence du savoir d’expérience des agriculteurs, alors érigé en référence. Ce qui est paradoxal eu égard au mépris social dont font preuve les « paysans ». Le « bon sens paysan » serait ainsi cette action qui n’a pas besoin d’être justifiée du fait même qu’elle s’inscrit dans une forme de sagesse acquise par l’expérience de celles et ceux qui « savent de quoi ils parlent ». Autrement dit, une forme de « sagesse pratique instruite par l’histoire entière des arbitrages antérieurs »3. Mais c’est lorsque l’on comprend que cette histoire est loin d’être consensuelle, que c’est une histoire politique traversée par de multiples conflits, que l’on comprend que cette expression de « bon sens paysan » est un piège. Le piège de l’unanimisme agraire défendu de façon hypocrite par le syndicat majoritaire, celui-là même qui par « bon sens paysan » a mis à sa tête le patron d’un empire agro-industriel qui est précisément l’un des maillons forts du sacrifice des paysans.

Léo COUTELLEC

1René Descartes. Discours de la méthode, Texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, tome I, p.122

2Cécile Alduy. Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots, Seuil, 2017

3Paul Ricoeur, Le Juste, 1995, Editions Esprit, p.68

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