Article paru dans la revue Transrural Initiatives n°501, Janvier-Avril 2024
Cohérence
« Faire ce que l’on dit, dire ce que l’on fait », telle serait la définition courante de la cohérence. Une adéquation entre des idées, des valeurs, des paroles d’un côté, et des actes, des pratiques, des expériences de l’autre. La voie de la cohérence serait celle de la non contradiction, de la correspondance, de la consistance entre des actes et des paroles. Et, en ce sens, nous constatons qu’elle se présente comme un horizon souvent inatteignable, et ceci pour au moins deux raisons.
D’abord pour une question de temporalité. On ne peut se dire cohérent qu’a posteriori et, à cet égard, la cohérence relève toujours d’une forme de mise en récit de ses propres actions. « Je suis passé en bio parce que cela correspond à mes valeurs ». Mais l’acte de « passer en bio » ne pas être entièrement et absolument guidé par des valeurs, rentrent aussi en jeu des aspects pragmatiques (ex. : améliorer son revenu) ou contextuels (ex. : politique publique incitative, pression de la société). L’injonction à la cohérence nous pousse à reconstruire le passage à l’acte en l’idéalisant, dans le cadre d’un récit volontairement appauvri car pris au piège de la correspondance logique entre le faire et le dire.
Cela nous pousse à formuler une deuxième raison au caractère inatteignable de la cohérence : le champ de l’expérience est bien plus grand que celui de sa reconstruction rationalisante, et en cela les discours qui prônent la cohérence ont toujours quelque chose de factice. Ce que l’on fait, l’étendue sans bords de nos expériences de vie, ne peut pas toujours être pris dans la cohérence d’un discours. Se logent dans la pratique de multiples dimensions qui ne forment entre elles que rarement un tout logique, un beau paysage, une totalité aboutie. Persistent des ombres, des contradictions, des incomplétudes. Tel est le lot de l’expérience et seul le discours, le logos, permet de l’envelopper dans le voile confortable de la cohérence.
Ce qu’il conviendrait d’admettre, en conséquence, c’est le caractère fondamentalement fictionnel de la cohérence. Admettre que la cohérence ne décrit jamais absolument et complètement le réel de nos pratiques, c’est l’appréhender avec plus d’humilité, c’est finalement lui ôter sa suffisance. Alors, il devient possible d’accueillir l’idée qu’un « être cohérent » n’est pas obligatoirement un être sans faille ou sans contradiction. Etre cohérent reste un chemin sans destination, une forme de recherche continue d’adéquation entre des actes et des idées mais sans la prétention d’une totale correspondance. Une cohérence qui laisse la possibilité de dire ce qui ne se tient pas dans un beau discours, une cohérence qui laisse la possibilité de vivre le trouble, une cohérence qui assume qu’entre le champ sans bord de nos expériences de vie et les discours portés sur elles, il y a la place pour l’hésitation, l’incertitude, le doute. Et finalement, une cohérence qui, dans ces conditions, ne peut se penser que collectivement.
Une recherche collective de cohérence, dans un cadre d’entraide, de coopération, de solidarité, voilà qui donne à ce concept une toute autre pertinence. Il ne s’agit plus d’être seul face à l’injonction de cohérence, tel un moine solitaire et discipliné devant les injonctions bibliques, mais de construire des alliances de circonstance pour cheminer, errer ensemble vers cette adéquation souhaitée entre nos idées, envies, valeurs et nos actes. C’est ainsi que l’on peut construire la cohérence d’une démarche d’agriculture paysanne, où l’autonomie souhaitée et visée, par exemple, ne rencontre bien souvent une réalité d’autonomie que collectivement et territorialement, dans l’entraide, la coopération, la mutualisation. Autrement dit, la cohérence serait ce chemin à parcourir ensemble plutôt qu’une belle histoire que l’on se raconte. La cohérence serait ainsi une forme de co-errance …
Léo Coutellec – 4 novembre 2023