Samedi 16 novembre à Mâlain, le GFA citoyen Champs Libres, à la suite de son Assemblée Générale (*), organisait un débat sur le thème de la ré-appropriation foncière à l’échelle territoriale. En voici une synthèse.

 

« J’ai lentement découvert que [le foncier] était le problème politique le plus significatif qui soit, parce que nos définitions et nos pratiques foncières fondent tout à la fois notre civilisation et notre système de pouvoir ” Edgard Pisani. Utopie foncière, Gallimard, 1977

(*) Cette citation de Pisani est extraite du rapport moral du GFA Champs Libres présenté à l’occasion de son Assemblée Générale du 16 novembre 2019. Lire le rapport moral.

 

Profond malaise dans la gestion du foncier : là où l’on hypothèque l’avenir

 

C’est avec l’intervention de Yannick Sencébé, maître de conférences en sociologie à AgroSup Dijon, que nous avons pu mesurer la gravité des problèmes autour du foncier agricole, autour des phénomènes d’artificialisation, d’accaparement, d’agrandissement et de spéculation. Pour en prendre la mesure, quelques chiffres issus de la présentation de Yannick :

  • Artificialisation des terres agricoles : Depuis 2009, 50 000 à 60 000 ha par an (source Safer – rapport Mission parlementaire sur le foncier agricole, n°1460, 2018) // Deuxième cause d’artificialisation des terres : les zones industrielles et commerciales, après les zones d’habitat ;
  • Agrandissement/concentration : 4,2% des exploitations occupent 21,3% des surfaces agricoles utiles // Entre 1955 et 2010, le nombre d’exploitation est passée de 2 280 000 à 490 000. En 1955, nous comptions 78,5% des fermes dont la surface était inférieure ou égale à 20ha, ces fermes ne représentent plus que 43,1% aujourd’hui // 40% des terres libérées chaque année partent à l’agrandissement, 50% pour l’installation, 10% pour l’artificialisation ;

L’intervenante alerte également sur un modèle de développement agricole qui, en répondant aux impératifs d’industrialisation et d’urbanisation, entretient un exode rural toujours plus important. Mais « où iront les exclus de la terre ? » interroge-t-elle. Peut-on se satisfaire d’une situation à l’échelle globale où 3% de la population serait occupé à nourrir le reste du monde ? Cette « fuite en avant dans l’intensification capitalistique, technologique et chimique » est irresponsable, elle provoque le sacrifice des paysans et se présente comme une crise sociale et anthropologique majeure (voir à ce propos le livre de Pierre Bitoun et Yves Dupont. Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, La Découverte, 2016).

 

Derrière cette tendance lourde à l’agrandissement des SAU et à l’hyper-capitalisation des entités agricoles, se pose le problème de la difficulté du renouvellement des générations. En 2010, le recensement nous permettait de comprendre que presque 60% des 490 000 exploitations étaient concernées par l’enjeu de la transmission avec des « chefs d’exploitation » de + 50 ans. Le défis du renouvellement est donc énorme mais les caractéristiques des fermes à transmettre dont le modèle de production, la taille et le capital sont souvent inadaptés aux aspirations des nouveaux installés (hors cadre familial et non issus du milieu agricole). Et la course en avant capitalistique ne va faire qu’accroître cette inadéquation. L’enjeu est donc double : stopper l’emballement de la concentration et de la financiarisation de l’agriculture, et chercher de nouveaux moyens pour favoriser les transmissions. Par exemple, par la restructuration et le démembrement des grosses unités en plusieurs activités paysannes diversifiées. Pour Yannick Sencébé, l’occasion de la transmission est aussi une opportunité de transition écologique et sociale de notre modèle agricole.

A ce propos, voir le livret « Des idées pour transmettre – Si on restructurait les fermes ?, livret INPACT, 2019.

 

Des outils de régulation existent mais ils sont insuffisants et souvent inefficaces

 

C’est de la congruence des intérêts du syndicalisme majoritaire (FNSEA, CNJA) et de l’État modernisateur que nait en France la cogestion du foncier agricole, comme le rappelle Yannick Sencébé. Les outils mis en place pour la régulation du « marché » du foncier agricole n’ont pas réussi à freiner la concentration et l’accaparement du foncier. Les intérêts d’agriculteurs souhaitant « valoriser » leur patrimoine foncier pour compenser une faible retraite, les mécanismes corporatistes et/ou localistes favorisant l’entre-soi et le copinage, la vision méritocratique de l’accès au foncier, ainsi que l’hyper-domination du syndicat majoritaire dans les instances de décisions et d’orientation autour du foncier sont autant de paramètres qui sclérosent des outils qui pourtant pourraient être protecteurs et redistributeurs.

Le témoignage de Marie Poupon, agricultrice et syndicaliste à la Confédération Paysanne, membre du comité technique SAFER 21, renforce ce constat d’une relative inefficacité des outils de régulation existants. Seule face à une « ribambelle de fédé » (= de nombreux syndicalistes de la FDSEA), cette agricultrice se sent impuissante dans sa contribution à une gestion partagée du foncier agricole en phase avec les défis de la transition agro-écologique. Les règles existent mais elles sont peu connues et souvent contournées par ceux qui les connaissent parfaitement, notamment par l’intermédiaire des formes sociétaires en agriculture. La SAFER n’a aucun contrôle et son droit de préemption est inopérant pour les rachats de parts sociales si l’acheteur de parts détient moins de 100% du capital social de la société. Utilisant cette faille, des investisseurs français ou étrangers (notamment chinois) rachètent des milliers d’hectare en France. Le phénomène d’accaparement des terres par l’agrandissement prend ainsi un nouveau virage très inquiétant par l’intermédiaire de sa financiarisation.

Le foncier agricole devient un placement financier et attise la convoitise d’un capitalisme toujours à l’affut de profits. Ce phénomène d’accaparement des terres se retrouve à l’échelle internationale comme le décrit les rapports de l’ONG Grain, et ceci dans un contexte tendu en terme de sécurité alimentaire.

 

L’association Terre de Liens, représentée par son directeur des partenariats, Vincent Jannot, mène un travail depuis 18 mois avec l’association AGter autour de la politique foncière agricole en France. Ce travail a abouti à faire plusieurs propositions pour la mise en place d’une politique foncière en faveur de la transition écologique, notamment pour mieux préserver les terres agricoles et mieux partager leur usage. A titre d’exemples, pour la préservation des terres, ces deux associations proposent l‘annulation des plus-values foncières que réalisent les propriétaires fonciers, en cas de changements d’usage de leur terre (par exemple, le passage du zonage agricole en zonage constructible, ou le coefficient multiplicateur peut actuellement aller jusqu’à 100). Dans le domaine du partage de la terre et dans le but de favoriser les installations paysannes, il est proposé de mettre en place une nouvelle instance de régulation des droits d’usage des terres, dont la compétence et l’autorité de concrétisation des projets de ventes de biens agricoles ou de parts de sociétés, tout comme les projets de locations, seraient soumis à trois critères : la valeur ajoutée à l’hectare, l’emploi par unité de surface et la durabilité des systèmes de production. Le détail de ces propositions sont disponibles sur le site de Terre de Liens.

Un mouvement de réappropriation politique des terres nourricières

 

Rappelant l’importance de la dynamique collective pour la création d’un rapport de force, Vincent Jannot revient sur le projet politique du collectif INPACT (Initiatives pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale) – composé de 10 organisations paysannes et citoyennes – qui soutient et expérimente des agricultures à taille et à finalités humaines, des agricultures productrices et de qualité, génératrices de travail, accessibles à tous et toutes, intégrées aux espaces ruraux et réparties sur le territoire, respectueuses des équilibres et des ressources naturelles et qui confortent les transitions agricoles, énergétiques, écologiques et climatiques.

Vincent Jannot insiste aussi sur l’importance d’associer à cette bataille politique et législative, la force concrète de toutes les expérimentations collectives qui cherchent localement à se réapproprier la question foncière et à créer des lieux de résistances créatives et des « zones refuge ». Le mouvement Terre de Liens s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire qui vise à s’appuyer sur des collectifs locaux dans leur volonté d’agir concrètement pour accompagner l’installation paysanne, regagner une forme d’autonomie alimentaire et reprendre la main sur le devenir des terres. C’est aussi dans cette démarche que s’inscrivent les actions du GFA Champs Libres à Mâlain, et nous voyons des convergences se dessinaient avec le mouvement des ZAD ou des initiatives comme Reclaim the Fields. Organisons-nous …

Nous sommes à l’aube d’une reconquête des terres nourricières, communs-base-de-vie et point d’appui pour soutenir des campagnes vivantes avec des paysan.ne.s nombreux.ses.