Article paru dans Transrural Initiatives n°495, janvier-février 2023
On retient d’Alphonse Allais, le roi du calembour, cette fameuse expression : « Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites. » Si bornes et limites sont une seule et même chose, cette expression est évidemment absurde. Mais si tel n’est pas le cas, elle l’est tout autant ! Car la borne n’est qu’une façon particulière de comprendre la limite. Ou, pour le dire autrement, toute limite n’est pas une borne. Une limite peut être considérée comme une borne lorsque la façon de la poser ou de la défendre dépend d’un ordre extérieur à la chose elle-même et que celle-ci s’impose : la borne prend alors la forme d’un interdit (juridique ou religieux), d’un impératif (moral ou philosophique) ou d’un impossible (physique ou naturel). La borne est une limite qui nous vient de l’extérieur, elle délimite et, en ce sens, relève de l’étymologie grecque du mot limite : peras, c’est-à-dire le contour. Le débat sur les limites est très souvent pauvre car il se concentre essentiellement sur la question des bornes à dépasser ou à ne pas dépasser, qu’elles soient morales, écologiques, religieuses, …
Mais la question des limites est bien plus riche. Outre cette première conception de la limite, nous pouvons en repérer deux autres : la limite-seuil et la limite-frontière (1). La limite est un seuil lorsque l’on peut dire que son franchissement est possible mais qu’il aura pour conséquence un changement significatif. Le seuil, c’est la limite comme curseur. Sa caractérisation engage ainsi notre jugement de ce qui est acceptable ou inacceptable, souhaitable ou non-souhaitable, en deçà et au-delà du seuil en question. C’est donc un indicateur, une boussole, un repère qui peut nous aider à opérer des choix (continuer, ralentir, stopper, bifurquer) sur ce à quoi nous tenons, avec une intensité et un rythme qui dépendent à la fois du consensus scientifique et politique à l’origine de la construction du seuil (par exemple le seuil de +2 °C d’augmentation des températures mondiales par rapport à l’ère préindustrielle) et de l’évaluation de ses effets.
Limite-seuil, limite-borne, malgré leurs différences, sont toutefois du même registre. Elles nous sont extérieures, et un seuil peut rapidement devenir une borne et inversement. C’est pourquoi, il est nécessaire d’introduire l’idée d’une limite-frontière, en cohérence avec l’étymologie latine du mot limite – limes – qui nous renvoie à l’idée de lisière, de bordure, donc à une conception plus épaisse et poreuse de la limite. La caractéristique fondamentale de la limite pensée comme frontière est qu’elle s’auto-construit dans un processus d’auto-limitation, concept développé par le philosophe Cornelius Castoriadis. Il s’agit ici de se fixer ses propres limites, de saisir la « liberté que nous avons de fixer des limites à notre propre pouvoir et à nos intentions, des limites sans lesquelles notre liberté n’aurait plus de sens » (2). Ainsi, selon cette conception, il ne s’agit pas de se limiter parce que s’imposent des limites extérieures, par exemple des bornes morales ou des limites-seuil planétaires. Selon cette conception, même si une croissance illimitée était possible sans détruire nos écosystèmes, nous serions légitimes à nous auto-limiter pour d’autres raisons. Par exemple, en considérant qu’une société de l’illimitation marchande est une société malade qui ne peut générer que du conflit et des inégalités. La limite-frontière n’ignore ni les bornes ni les seuils mais cherche à les encastrer dans un paysage émancipateur où l’enjeu serait, par exemple, de construire collectivement ce qu’André Gorz appelait des « normes communes du suffisant » (3). De quoi avons-nous besoin ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? Quelles limites voulons-nous nous imposer collectivement ? Retrouver « le sens des limites » n’est donc pas un rappel à l’ordre, comme certains réactionnaires voudraient nous l’imposer, c’est un pari émancipateur sur notre capacité à nous auto-limiter dans un cadre démocratiquement choisi.
Léo Coutellec – enseignant, chercheur, paysan
(1) Nous détaillons ces trois conceptions de la limite et leur articulation dans le cadre d’une écologie politique émancipatrice dans cet article : Benasayag M. & Coutellec L. « Nos limites ne sont pas les leurs. De la nécessité d’une approche critique de la notion de limite », Écologie & politique, vol. 57, no. 2, 2018, pp. 117-132.
(2) Giorgos Kallis. Eloge des limites. Par-delà Malthus, PUF, 2022, p.91
(3) André Gorz. Écologica, Galilée, 2008, p.66
Crédit illustration : Sam Szafran – 2002 – Pastel sur papier 66,5×79 cm – © Sam Szafran Courtesy galerie Claude Bernard