Sortir du productivisme agricole, cela semble acquis dans les milieux qui défendent une agriculture paysanne et biologique. Mais se maintient obstinément l’idée qu’il serait possible d’engager cette transition agricole et alimentaire sans sortir en même temps et avec la même conviction du consumérisme et de sa culture. Ainsi, je reste toujours très étonné de constater que même dans les milieux dits alternatifs règne une tolérance un peu naïve pour l’étiquette de consommateur. Un voile de fumée empêche encore de reconnaître le caractère cohérent et imbriqué du productivisme et du consumérisme. Un voile de fumée qui prend notamment la forme d’une tentative de sauvetage permanent de la figure sociale du consommateur en lui adossant de nouvelles vertus, consommateur responsable, consommateur éthique ou encore, grand moment poétique, consom’acteurs. A mon avis, ce sauvetage est vain pour au moins trois raisons :

l’idéologie de la consommation a accompagné la longue histoire de soumission de tout ce qui fait la richesse et la profondeur d’une existence humaine à la seule logique de la marchandise. La consommation, c’est le règne des marchandises au détriment de l’usage. Pour le sociologue Zigmunt Bauman, la société de consommation c’est la « colonisation du réseau des relations humaines par les visions du monde et les motifs de comportement inspirés par et modelés sur les Bourses de marchandises ». Pour Bauman, « La remarchandisation constante est à la marchandise, et donc au consommateur, ce que le métabolisme est aux organismes vivants” »[1].

la réduction du citoyen au consommateur est l’une des armes les plus puissantes pour maintenir et renforcer le corporatisme agricole [2] et dé-ligitimer notre pouvoir d’agir sur le système agricole et alimentaire. La consommation, c’est le règne de la dichotomie des intérêts entre d’un côté la « profession agricole » et de l’autre le « client-roi ».

– la transition agricole et alimentaire nécessite une nouvelle alliance vertueuse entre paysans et citoyens permettant de « faire mouvement ». La consommation empêche de voir que la profonde dérive industrielle de l’agriculture nécessite la mobilisation non plus seulement de quelques paysans engagés mais de tout un mouvement citoyen permettant de refaire de la production alimentaire un bien commun.

Pour comprendre cet asservissement volontaire à la figure sociale du consommateur, qui prend parfois des formes caricaturales (pensons ici au « je vote avec mon porte-monnaie » ou aux slogans du type « renforcer son pouvoir d’achats »), il me semble qu’il faut reconnaître que le problème est d’abord culturel avant d’être pragmatique. Car l’argument pragmatique est trop facilement mobilisé pour justifier le renforcement de la posture de consommateur, avec le fameux « j’ai pas le temps, j’ai pas le choix, c’est plus simple » (par exemple, de faire mes courses au supermarché). Bien entendu, il ne faut pas ignorer les contraintes matérielles ou organisationnelles qui nous renforcent dans cette posture de consommateur, notamment dans une société dominée par la peur du vide (un trou dans l’agenda étant vécu comme une « perte de chance »)[3] et régentée par la norme silencieuse de l’accélération (faire toujours plus, toujours plus vite)[4]. Ces contraintes sont bien réelles et il ne s’agit pas pour moi de culpabiliser celles et ceux qui les vivent (j’en fais partie). Mais il existe un déterminant bien plus puissant qui agit pour renforcer la société de consommation, c’est le déterminant culturel. Le consumérisme est avant tout une culture (industrielle) de la consommation qui façonne nos imaginaires et nos représentations, qui nous donne l’illusion de l’illimité et qui nous empêche d’imaginer ne serait-ce que la possibilité d’une voie post-consommation. Le travail culturel que nous avons à faire est notamment de décoloniser notre vocabulaire en refusant de nous qualifier de client lorsque nous sommes usager d’un service public, en refusant de nous qualifier de consommateur lorsque nous ne faisons que chercher à satisfaire certains de nos besoins par l’acte d’achat (parce que nous ne pouvons pas le faire par le troc ou le don). Avant tout, nous sommes des êtres humains, des citoyens, des habitants d’un territoire, des usagers d’un service public, des mangeurs, des croqueurs, des bricoleurs, des rêveurs, des contemplateurs, des bâtisseurs, … mais pas, surtout pas, des consommateurs. Inventons aussi des mots, à l’instar de ce qu’on fait les adhérents des AMAP, en s’appelant les amapiens. Les mots ont un sens, ils donnent une signification et une direction à nos pratiques, ils sont la base d’un changement culturel. S’en préoccuper c’est commencer à dessiner dans nos têtes un autre imaginaire et à rendre possible des pratiques alternatives.

Ainsi, l’enjeu n’est pas d’être un bon consommateur (responsable, éthique, éclairé, …) mais de sortir du piège qui consiste à enfermer nos pratiques (qui ont pour objectif de répondre à des besoins et à certains désirs) dans cette figure sociale du consommateur. Parce que l’enjeu est bien de créer des systèmes alternatifs qui permettent de (re)gagner notre autonomie alimentaire (qui est aussi une autonomie intellectuelle), en renforçant nos capacités d’auto-production (jardins partagés, ruchers citoyens, vergers collectifs, …), en renforçant l’alliance entre paysans et non-paysans pour co-construire des projets alimentaires locaux (AMAP, épicerie coopérative, cantines bio-paysannes, …) et en prenant la parole pour affirmer la dimension politique de ces pratiques (à l’instar de la campagne de mobilisation « Nous produisons, nous mangeons, nous décidons »)[5]. 

Léo COUTELLEC


[1] Zigmunt Bauman, S’acheter une vie, Actes Sud, 2008

[2] Le corporatisme agricole est la doctrine selon laquelle le « monde agricole » doit gérer ses propres affaires et s’organiser de façon à maitriser toutes les ficelles de la profession (banque, formation, accompagnement technique, instances de décisions et de contrôle, …). L’idéologie corporatiste du monde agricole a une longue histoire, notamment marquée par la création en 1940 de la « Corporation Nationale paysanne » par Pétain ; forme de syndicat unique regroupant aussi les sociétés de crédit et d’assurance. Pour aller plus loin : Gilles Luneau. La forteresse agricole. Une histoire de la FNSEA, Fayard, 2004

[3] Paul Ariès et Bernadette Costa-Prades. Apprendre à faire le vide : Pour en finir avec le « toujours plus »,  Edition Milan, 2009

[4] Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010

[5] Campagne de mobilisation du MIRAMAP et du réseau des AMAP Ile-de-France (en savoir plus)


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