Malgré le silence et le mépris des médias, une vaste controverse et de nombreux conflits entourent actuellement le remplacement des 35 millions de compteurs électriques en service par de nouveaux compteurs dit « communicants » ou « intelligents », appelés Linky. Les compteurs « communicants » sont des dispositifs disposant de technologies dites AMR (Automated Meter Reading) qui mesurent de manière détaillée et précise, et éventuellement en temps réel, la consommation d’électricité, d’eau ou de gaz.

Malgré l’aspect apparemment secondaire ou technique de cette question qui n’intéresserait que les spécialistes, il s’agit en réalité d’un enjeu central pour tous les citoyens, car ces compteurs dessinent les infrastructures de l’avenir, ils mettent en place des réseaux qui vont déterminer nos modes de vie et nos rapports au monde. Des communes délibèrent d’ailleurs contre leur installation, des collectifs se constituent, et des individus rejettent cette technologie comme nuisible, coûteuse, liberticide, anti-écologique, déshumanisante, mais aussi néfaste pour la santé du fait des ondes de plus en plus reconnues comme cancérigènes. En Côté d’Or un collectif anti-linky 21 s’est ainsi créé à la fin de l’année 2016 pour informer les citoyens et résister au déploiement de ces infrastructures dans l’agglomération dijonnaise. La pose de ces nouveaux compteurs est prévue pour 2018 dans les campagnes de l’Ouche et de l’Auxois. Face à ces citoyens qui refusent d’être pollués et fliqués, l’État et Enidis (ancien ERDF) engagent une vaste propagande pour contrer les critiques et rassurer l’opinion, alors que les installateurs sous-traitants – payés au nombre d’équipements installés – font pression sur la population: ces nouveaux compteurs « intelligents » seraient bons pour l’emploi, pour la planète et pour votre portefeuille ! Ce qui au départ devait être une simple décision technique, née dans le cerveau de quelques modernisateurs centraux, se transforme peu à peu en conflit politique.

Promesses électriques

Depuis ses débuts à la fin du XIXe siècle, l’électricité véhicule des promesses et des rêves mais aussi des doutes, des inquiétudes et des controverses. Son histoire n’a cessé d’être travaillée par des mythes dont le compteur Linky n’est que le dernier avatar. L’électricité a d’emblée été décrite comme une grande avancée de la civilisation : ne devait-elle pas apporter la Lumière et dissiper les ténèbres ? Des expositions sont d’ailleurs rapidement organisées à sa gloire, une multitude d’écrits apologétiques vantent « la fée électricité », censée apporter le bonheur aux hommes en résolvant tous leurs problèmes. Au XIXe siècle, l’électricité était une énergie mystérieuse et pleine de promesses, aux usages encore incertains, propice à toutes les utopies et à toutes les interprétations : ainsi le petit moteur électrique devait supprimer les pollutions, maintenir le travail à domicile, faire disparaître le grand capitalisme, éviter la concentration des ouvriers dans des usines gigantesques, ralentir l’exode rural, mais aussi retenir la femme au foyer, voire déconcentrer le pouvoir et inventer une société démocratique.

Si l’électricité a une longue histoire et fascine depuis longtemps, c’est seulement en 1878 que Thomas Edison met au point la lampe à incandescence rendant l’électricité rentable pour l’éclairage. Peu à peu, des réseaux électriques se constituent, sans normes ni interconnexion. Les usages se diversifient rapidement : en 1890 a lieu la première exécution sur une chaise électrique aux États-Unis ; les tramways électriques s’imposent assez vite. Pourtant l’électrification du monde fut lente et ambivalente. Elle a d’abord été un phénomène urbain, bourgeois, avant de se démocratiser par couches concentriques jusqu’à quadriller le monde1. À ses débuts il existe par ailleurs plusieurs trajectoires politiques possibles en matière de réseaux électriques : les petites unités de production disséminées, le choix pour des coopératives locales, rivalisent alors avec les macro-systèmes techniques favorisés par le courant alternatif qui permet le transport sur de grandes distances de l’énergie produite par des centrales puissantes.

Longtemps des populations ne virent pas réellement l’intérêt du raccordement au réseau électrique. Dans les années 1930, aux États-Unis comme en Europe, beaucoup de zones rurales restent à l’écart. En France, des paysans de la Sarthe refusent par exemple ce progrès électrique qui leur semble surtout un outil de contrôle venu des villes et des grands groupes industriels. La Seconde Guerre mondiale marque toutefois un basculement. Après 1945, l’électricité s’impose comme la marque de la civilisation et la condition du confort, EDF œuvre à l’achèvement du contrôle du territoire en uniformisant les tarifs, une véritable propagande d’État accompagne l’inauguration des grands barrages ou les premières centrales nucléaires qui doivent fournir l’électricité à tous sans dépendre des importations d’hydrocarbures. Alors qu’il aurait fallu contrôler et limiter la consommation, l’accroissement des usages est promu dans tous les domaines comme un progrès, jusqu’à la promotion des absurdes et peu efficaces radiateurs électriques dans les années 1970 (il fallait bien écouler les surplus résultant du choix nucléaire), ou celle de la multitude des objets connectés et « intelligents » aujourd’hui (il faut bien trouver des marchés nouveaux pour permettre aux capitalistes de maintenir leurs profits).

L’électrification du quotidien

Au-delà des premiers rêves assez vite déçus, l’électricité fut l’un des éléments essentiels du nouveau régime de production et de régulation capitaliste. C’est l’une des énergies du fordisme qui accompagne le développement de la consommation de masse. L’american way of Life qui se mondialise au XXe siècle est fondée sur l’électrification du quotidien. Mais l’explosion de la consommation électrique est aussi l’une des sources de nos crises écologiques actuelles. Présentée comme mystérieuse, propre, souple, l’« énergie électrique » est d’abord une mystification du langage : cette « énergie électrique » n’existe pas car l’électricité désigne en réalité le déplacement de particules à l’intérieur d’un « conducteur » (métaux, corps, eaux…). Il ne s’agit jamais d’une énergie primaire, uniquement d’un moyen de transporter plus facilement de la force d’un point à un autre. Derrière l’électricité, énergie apparemment propre et invisible, sans fumée et sans déchet, il y a de gigantesques infrastructures, il y a des centrales thermiques fonctionnant au au pétrole, au charbon ou à l’uranium, il y a de vastes mines – notamment de cuivre – disséminées dans le monde et à l’origine de nombreux ravages sociaux et environnementaux.

L’électricité est l’une des caractéristiques centrales des techniques modernes, elle contribue à rendre invisible les ressources naturelles qui sont nécessaires à leur fonctionnement, elle permet d’écarter loin de notre vue les déchets et les pollutions, les risques et les menaces, qui accompagnent pourtant sa production. L’avantage des petites installations de production d’électricités renouvelables est au moins de nous rappeler que l’électricité n’est pas un fluide magique ou divin, mais un processus très matériel, avec ses déchets, ses contraintes et ses limites.

Machines intelligentes et novlangue écolo

Depuis ses débuts, l’électricité n’a donc cessé d’être promue par en haut à travers de multiples mystifications. Le petit compteur Linky prolonge cette dynamique hiérarchique et idéologique : il doit aider à l’invention d’une « électricité propre ». Promu à l’origine par les grands opérateurs du marché de l’électricité et imposé par une directive de l’Union européenne de 2009, la généralisation des compteurs intelligents a apparaît comme un exemple caricatural de décision technocratique et autoritaire. Inscrit dans le marbre de la loi dite « de transition énergétique » votée en France en août 2015, le projet Linky vise à remplacer les anciens compteurs, évidemment présentés comme archaïques, par de nouveaux boîtiers « intelligents » et « communicants », selon les appellations forgées dans les agences de pub. Linky – petit nom sympa et rassurant, on croirait le chat du voisin – est en effet « un compteur électrique de nouvelle génération qui permet de transmettre des informations et de recevoir des ordres à distance ».

Pourquoi décider ainsi de remplacer les 35 millions de boîtiers qui fonctionnent par de nouveaux compteurs, alors même que l’État et l’entreprise publique d’électricité ne cessent de se déclarer en quasi-faillite ? Pourquoi qualifier d’intelligentes ces boîtes ? Cet objet offre un bon résumé de la novlangue technocratique actuelle. Selon ERDF, il s’agit de la première pierre des « réseaux électriques intelligents ». Mais que signifie l’intelligence dans ce contexte ? Il ne faut pas se tromper, comme le note Michel Blay dans un petit livre lucide, le mot « intelligence » employé ici, comme ailleurs pour désigner des objets high-tech, des voitures ou des maisons, « doit être entendu en son sens anglais de « renseignement » comme dans « intelligence service » c’est-à-dire au sens d’informations qui circulent, ce qui est bien différent de l’intelligence sous ses divers aspects ouvrant l’ensemble des facultés humaines, mais proche d’un travail de police1 ».

S’ils ne sont pas intelligents, peut-être sont-ils au moins écologiques ? Ils permettraient de réduire nos consommations d’énergie : en suivant sa consommation d’électricité via son smartphone, chacun serait ainsi amené à se modérer pour réaliser des économies. Cette analyse repose sur une vision très pauvre de l’homo œconomicus. Le but annoncé est de pouvoir éteindre à distance les appareils électriques pour lisser les « pointes » quotidiennes de consommation et ne plus devoir importer d’électricité au moment où elle est la plus chère, ni utiliser ses centrales électriques thermiques (fioul, gaz, charbon) jugées trop polluantes. L’intention est donc louable, il s’agirait de réduire notre emprise matérielle sur le monde via l’électricité. Pourtant, ces compteurs accompagnent aussi l’accroissement de nouvelles consommations en encourageant l’équipement en objets connectés et autres gadgets numériques censés rendre la vie plus facile. À travers ces compteurs, l’État reconnaît qu’au lieu d’encourager toujours plus les consommations énergétiques, il faudrait à tout prix les réduire.

Résister à l’automatisation de la vie

Mais à l’inverse de ceux qui proposent des solutions réalistes fondées sur la sobriété, l’autonomie énergétique et la réduction des consommations, les ingénieurs et commerciaux d’EDF misent sur le déploiement des objets high-tech et la maîtrise complète du monde, ils aspirent à une gestion en temps réels de tous les flux. Cette utopie gestionnaire aux accents cybernétiques se retrouve d’ailleurs dans les discours officiels : « Les maisons vont désormais s’autogérer », affirme Bernard Lassus, directeur du programme chez ERDF2 ! Mais souhaite-t-on vraiment que nos maisons s’autogèrent ? Réfléchissons cinq minutes à ce que signifie cette formule : ne devrions-nous pas plutôt être soucieux de gérer nous-mêmes notre maison ? cette autogestion technocratique par le numérique n’est-elle pas l’antithèse de l’idéal d’autogestion et d’autonomie qui animait historiquement les mouvements sociaux émancipateurs ? n’est-elle pas une expropriation ? les humains sont-ils à ce point devenus obsolètes qu’on préfère automatiser tous les aspects de leur existence ? Au-delà des justifications de circonstances, les compteurs Linky sont d’abord le produit d’une obsession et d’une illusion : l’obsession pour l’accroissement des rendements et de la rationalisation totale, l’illusion de la solution technique qui résoudra naturellement – par ses vertus intrinsèques – des défis qui sont d’abord socio-politiques et culturels.

Contre les utopies communicantes et futuristes, des citoyens-opposants – comme Pièces et main-d’œuvre3, comme la journaliste Annie Lobé, ou comme Stéphane Lhomme, tous au centre de la bataille anti-Linky – alertent l’opinion et enquêtent sur les risques sanitaires, sociaux, politiques, qui accompagnent le déploiement de ces nouveaux outils de contrôle4. En 2016 le gouvernement Allemand a d’ailleurs renoncé à la généralisation de ces équipements à la suite d’études montrant qu’ils n’étaient pas dans l’intérêt du consommateur, au Canada le gouvernement a de son côté décider leur retrait après le déclenchement de plusieurs incendies. En France, plusieurs centaines de communes ont d’ores et déjà déclarées leur refus de l’installation de ces nouveaux compteurs, des milliers de citoyens expriment leur opposition. L’affaire Linky est une épreuve qui met en jeu la démocratie, les prophéties techno-scientifiques, et notre avenir ; l’État et les entreprises du secteur tentent d’imposer ces compteurs par la force, la désinformation et les intimidations, ils disqualifient les opposants, au nom d’un supposé progrès et d’une course à l’abîme qu’il faudra bien réussir un jour à freiner. Mais loin d’être un enjeu technique secondaire, abandonné aux experts et aux techniciens, Linky est au coeur des dynamiques actuelles du capitalisme, ces compteurs sont un petit élément.

François Jarrige

(Une première version de ce texte a été publiée dans La Décroissance n° 128, avril 2016)

1 Michel Blay, Penser ou cliquer. Comment ne pas devenir des somnambules ?, CNRS éditions, 2016.

2 Cité par Gabriel Siméon, « Linky, pilier de compteur », Libération, 30 novembre 2015.

3 PMO est un collectif d’opposants grenoblois au déploiement des high-tech désumanisantes, voir “Humanité 2.0 : Linky, l’Enfer Vert et le techno-totalitarisme”: http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=423

4 cf. http://www.cyberacteurs.org/cyberactions/compteur-linky-sens-economique-eco-1084.html ; http://www.santepublique-editions.fr/index.html

1 Voir Thomas P. Hughes, Networks of Power: Electrification in Western Society, The Johns Hopkins University Press, 1983; et Alain Gras, Grandeur et Dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, PUF, 1993 ;